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qu’il conçoit l’idée de ce Dictionnaire des idées reçues, qui devait être tel et qu’une fois qu’on l’aurait lu on n’osât plus parler de peur de dire naturellement une des phrases qui s’y trouvent[1] ». Il travaille dès cette époque à ce Dictionnaire, qui n’a été publié qu’après sa mort, et qui aurait peut-être figuré dans le second volume de Bouvard. On peut même considérer comme une esquisse du Dictionnaire ou un supplément au Dictionnaire les passages en italiques de Madame Bovary, une centaine environ (j’en ai compté quatre-vingt-treize). Les italiques indiquent qu’ils ne font pas partie du langage de l’auteur, mais donnent des exemples du langage par clichés qui appartient naturellement aux habitants d’Yonville. Ainsi sa demoiselle, – c’était bien assez bon pour la campagne, – sur les dessins d’un architecte de Paris, Homais lui apportait le journalau moins quinze mille de rentes. – Il la pria de lui jouer encore quelque chose, – ce qui acheva de le décider, c’est que ça ne lui coûterait rien. À la limite de Madame Bovary, il y a un livre où il n’y aurait plus besoin de rien mettre en italiques, parce que tout devrait y être. C’est Bouvard et Pécuchet.

À l’origine de Bouvard, on trouve donc un état d’esprit et un sujet qui sont à peu près aussi anciens l’un que l’autre, mais qui ne se raccordent, comme une âme et un corps, qu’assez tard. Flaubert écrivait, au temps de Madame Bovary : « Je sens contre la bêtise de mon époque des flots de haine qui m’étouffent. (Je coupe la citation, qui reprend sur une autre image.)… J’en veux faire une pâte dont je barbouillerai le XIXe siècle, comme on dore de bouse de vache les pagodes indiennes, et qui sait ? Cela durera peut-être. Il ne faut qu’un rayon de soleil, l’inspiration d’un moment[2]. » Ainsi Bouilhet, après quelque échec dramatique, avait pensé à donner publiquement sa démission motivée (et terriblement motivée !) de Français et à aller vivre aux antipodes. Edmond de Goncourt, après le double insuccès dramatique de Germinie Lacerteux et de Patrie en danger, en 1889, écrivait : « Je voudrais faire un livre – pas un roman – où je pourrais cracher de haut sur mon siècle, un livre ayant pour titre : Les Mensonges de mon temps[3]. »

  1. Correspondance, t. III, p. 67.
  2. Correspondance, t. III, p. 30.
  3. Journal, t. VIII, p. 42.