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étrange lourdeur, en tout cas très digne de Flaubert, achevant avec originalité sa carrière littéraire, marquant une heure au cadran artistique du XIXe siècle, et qu’il devait écrire.

C’est immédiatement après la guerre qu’il s’était mis à Bouvard. Il s’en occupa en même temps que de la dernière Tentation, et le rapport des deux œuvres est évident, Bouvard peut être considéré comme la parodie moderne de la Tentation. Mais, comme la Tentation, Bouvard réalisait une vieille pensée de jeunesse, ou plutôt une pensée qui avait tenu la vie de Flaubert, et d’œuvres qui aient ainsi tenu toute la dimension de cette vie, il n’y en a que trois, l’Éducation sentimentale, la Tentation, Bouvard et Pécuchet. Les trois sujets ont été imposés à Flaubert non du dehors, comme ceux de Madame Bovary et de Salammbô, mais du dedans. Tous trois, son roman autobiographique, sa grande revue théologico-diabolico-cosmique, son épopée de la bêtise humaine, ont été ébauchées dès ses manuscrits d’enfant et ont pris forme de bonne heure dans ses rêves. Les deux premières étant sorties, il fallait bien que la dernière les suivît, et, Flaubert en ayant écrit avant de mourir la plus grande partie, on peut dire qu’il a réalisé toute sa destinée littéraire.

L’origine la plus lointaine de Bouvard se trouve sans doute dans le personnage du Garçon ; Flaubert enfant savourait déjà la volupté de sentir la bêtise humaine l’envahir à la façon d’une horreur sacrée, se faire consubstantielle à lui, se dédoubler en réalité de la bêtise et conscience de la bêtise.

Le sujet de Saint Antoine lui avait été fourni vers sa vingtième année par un tableau de Breughel qu’il avait vu à Gênes. Il est probable que le sujet de Bouvard date de la même époque, ce qui ajoute encore à la concordance des deux œuvres. Le scénario de Bouvard et Pécuchet se trouve dans une nouvelle d’un journaliste nommé Maurice, publiée pour la première fois dans la Gazette des Tribunaux du 14 avril 1841, et reproduite en mai de la même année dans le Journal des Journaux où Flaubert l’avait sans doute lue[1]. Le schème lui est resté dans la tête comme celui du tableau de Gênes, s’y est peu à peu transformé et nourri.

Enfin, c’est aussi dans sa jeunesse, à son retour d’Orient,

  1. DUMESNIL ET DESCHARMES, Autour de Flaubert, t. II, p. 5.