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N’oublions pas qu’il a connu, sous Louis-Philippe, le bourgeois des temps héroïques, qu’il a travaillé sur un type original, devenu cliché dans la suite : si le mépris du bourgeois est aujourd’hui, comme Brunetière s’est tué à le répéter, bien bourgeois, il ne l’était pas entre 1830 et 1840. Les classes moyennes présentent alors au roman, à la caricature, une matière aussi riche, aussi native, aussi verveuse que la noblesse entre les guerres de Religion et Louis XIV. Elles fournissent du substantiel et de l’hénaurme. L’informe crayon d’Homais et de Bouvard qu’est le Commis mérite déjà notre coup de chapeau. Nous y saluons le Dictionnaire des idées reçues. « Il s’entretient avec ses collègues du dégel, des limaces, du repavage du port, du pont de fer et du gaz. S’il voit, à travers les épais rideaux qui lui bouchent le jour, que le temps est pluvieux, il s’écrie : diable ! va y avoir du bouillon ! Puis il se remet à la besogne[1]. » Et dans un coin, que voyons-nous déjà ? La casquette de Charbovari, « cette énorme casquette qui étend son ombre sur le papier de son voisin ».

Le romantisme byronien, le désespoir d’enfant et le dégoût de l’existence ont, dans les mains de papier que le jeune homme noircit, une soupape de sûreté. Mais ils en trouvent une autre précisément dans ce sens violent de la caricature, dans ce goût amoureux pour la bêtise, dans cet appétit du bouffon qui donne malgré tout quelque intérêt à l’existence. On évoque naturellement cette image d’une soupape de sûreté en entendant pousser, nerveusement et bruyamment, le cri du Garçon, le rire du Garçon.

Le Garçon était un type ésotérique, né dans le milieu que formaient Gustave et Caroline Flaubert, Ernest Chevalier et Le Poittevin, comme Putois était né dans la famille Bergeret. Flaubert avait sans doute la part principale dans sa création. Il en avait fait un être hilare et hurleur, projection d’une vie sarcastique et joyeuse. La nièce de Flaubert interprète les traditions de famille en nous disant que le Garçon « était une sorte de Gargantua moderne, aux exploits homériques, dans la peau d’un commis voyageur. Le Garçon avait un rire particulier et bruyant, qui était une sorte de ralliement entre les initiés[2]. »

  1. Œuvres de jeunesse, t. I, p. 254.
  2. Correspondance, t. V, p. 72.