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espace – la visite d’Aulus à Hérode – sont arrêtés, saisis, fixés avec un art attentif de lapidaire, une patience presque ironique, la joie un peu sarcastique de montrer des choses bizarres et d’inventorier les coulisses d’un drame sacré.

Ces Trois Contes qui paraissent au premier abord un hors-d’œuvre un peu secondaire dans la production de Flaubert, on peut, à la réflexion, les regarder comme un de ses livres les plus représentatifs, les plus clairs, et où il est allé le plus loin dans le goût et dans l’expression d’un de ses sentiments profonds : à savoir cette passion de l’histoire, de la vie passée qui d’être passée acquiert pour l’homme de rêve un prestige singulier, tout ce qui de Chateaubriand était entré pour la transformer, et pour se transformer soi-même profondément, dans la littérature du XIXe siècle. Les Trois Contes représentent trois manières différentes, les trois seules manières peut-être, non d’écrire l’histoire, mais de l’utiliser pour en faire de l’art.

Un cœur simple c’est l’analyse de la réalité vraiment « simple », de l’une des gouttes d’eau dont est faite la mer d’une durée sociale et d’un passé historique. La vie d’un être individuel, dans l’humble sphère où existe Félicité, n’appartient pas à l’histoire, mais elle est à elle toute seule une histoire. Voilà ce que Flaubert a mis en valeur de la façon la plus délicate et la plus subtile en faisant croiser l’histoire de Félicité par l’histoire tout court, en ménageant comme un peintre hollandais les plans de transition entre cette durée individuelle et une durée historique. Quelle résonance infinie dans une page comme celle-ci : « Puis des années s’écoulèrent, toutes pareilles et sans autres épisodes que le retour des grandes fêtes : Pâques, l’Assomption, la Toussaint. Des événements intérieurs faisaient une date où l’on se reportait plus tard. Ainsi, en 1825, deux vitriers badigeonnèrent le vestibule ; en 1827, une portion du toit, tombant dans la cour, faillit tuer un homme. L’été de 1828, ce fut à Madame d’offrir le pain bénit ; Bourais, vers cette époque, s’absenta mystérieusement ; et les anciennes connaissances peu à peu s’en allèrent : Guyot, Mme Lechaptois, Robelin, l’oncle Grémanville, paralysé depuis longtemps. Une nuit, le conducteur de la malle-poste annonça dans Pont-l’Évêque la révolution de Juillet. Un sous-préfet nouveau, peu de jours après, fut nommé, le baron de Larsonnière, ex-consul en Amérique. » La durée de la famille n’est pas modifiée par cette