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Un cœur simple, qui donne une telle impression de simplicité, d’aisance et d’émotion directe, fut écrit par Flaubert avec sa difficulté ordinaire, sept pages en trois semaines de travail ; il peinait sur les descriptions dont il raya une bonne partie. Pour mieux trouver la note juste, il avait un perroquet empaillé sur sa table. Aussi touchant et naïf, ce perroquet de la sainte littérature, dans le cabinet de travail du vieil écrivain que dans la chambre de Félicité !

Quand Un cœur simple parut, en 1877, Brunetière, qui venait d’entrer dans la Revue des Deux Mondes et qui épousait les vieilles histoires de la maison avec Flaubert, y écrivait : « On retrouvera donc, dans Un cœur simple, ce même accent d’irritation sourde contre la bêtise humaine et les vertus bourgeoises ; ce même et profond mépris du romancier pour ses personnages et pour l’homme ; cette même dérision, cette même rudesse et cette même brutalité comique dont les boutades soulèvent un rire plus triste que les larmes.[1] » On ne saurait être plus aveuglé par le parti pris, et la comparaison de ces lignes avec les lettres de Flauhert quand il écrit son conte ne nous conduit pas à estimer ici la clairvoyance du critique. Un cœur simple marque au contraire un tournant, dans la littérature de Flaubert, vers plus d’amitié et de pitié humaines, tournant qui ne nous paraîtra pas inattendu chez le créateur de Mme  Arnoux. Comme il avait écrit l’Éducation pour Sainte-Beuve, il écrit Un cœur simple pour George Sand, ainsi que leur correspondance en témoigne. Il y a là une uniformité paisible, une abondance intérieure, qui se rapprochent du style épique, celui d’Hermann et Dorothée, mettent sur les choses et les gens une note de bienveillance sereine. Même le pharmacien de Pont-l’Évêque, dont la corporation est en froid avec Flaubert, nous apparaît sous des couleurs sympathiques ; il a toujours été « bon pour le perroquet ». La vie de Félicité est une vie humaine, où tient tout l’essentiel de l’humanité, et qui ressemble, par ses désillusions, à celle de Flaubert, à celle, un peu, de tout homme. En fermant le livre, nous gardons l’impression que du point de vue de Sirius, comme disait Renan, l’existence d’un Flaubert et celle d’une Félicité se confondent à peu près dans la même image composite. Loulou le perroquet ne ressem-

  1. Revue des Deux Mondes, 15 juin 1877.