Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/190

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vous que nous en serons plus avancés ? Imaginez au contraire que dans chaque commune il y ait un bourgeois, un seul, ayant lu Bastiat, et que ce bourgeois-là soit respecté. Les choses changeraient[1]. » Une féodalité de bourgeois ayant lu Bastiat…

Le plus drôle, c’est qu’à ce moment Flaubert est plongé jusqu’au cou dans la préparation de Bouvard et Pécuchet, pour lequel il se fournit à lui-même un riche sujet d’observation. La correspondance de ces dernières années est un tohu-bohu de clameurs, de coups de poing sur la table, de crises de neurasthénie et de désespoir. Cette année de la Tentation et du Candidat, 1874, son médecin, en l’envoyant à Saint-Moritz, l’appelle « une vieille femme hystérique. — Docteur, lui dis-je, vous êtes dans le vrai[2] ». Et plus loin il trouve que le mot est « profond ». Il passe une vieillesse triste. Il habite maintenant une partie de l’année à Paris, où il a depuis longtemps un appartement. Il se retourne comme le malade, et ne se trouve bien que du côté où il n’est pas. « Ce que vous me dites (dans votre dernière lettre) de vos chères petites m’a remué jusqu’au fond de l’âme. Pourquoi n’ai-je pas cela ? J’étais né avec toutes les tendresses pourtant ! Mais on ne fait pas sa destinée, on la subit. J’ai été lâche dans ma jeunesse, j’ai eu peur de la vie. Tout se paie[3]. » Et il est bien évident qu’il entre dans l’amour de l’art un élément de lâcheté, comme un poison dans la composition d’un remède. Faut-il jeter le remède à cause du poison ?

Mais cette contemplation triste d’une fin de vie, déserte d’êtres et peuplée seulement de souvenirs, ce flot amer de tendresses inemployées ou mortes, Flaubert saura encore les incorporer à une œuvre d’art. « Je ne pense plus qu’aux jours écoulés et aux gens qui ne peuvent revenir », dit-il en 1875. Et il écrit un jour à sa nièce : « Que sont devenus, où as-tu mis le châle et le chapeau de jardin de ma pauvre maman ? J’aime à les voir et à les toucher de temps à autre. Je n’ai pas assez de plaisir dans le monde pour me refuser ceux-là. » C’est à ce moment qu’avec des souvenirs de famille, songeant ainsi à des objets vides et à des visages morts, il écrit Un

  1. Correspondance, t. VI. p. 288.
  2. Correspondance, t. VII. p. 137.
  3. Correspondance, t. VII. p. 371.