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de ses copistes. Cette dernière page de la Tentation établit comme un point de contact avec le livre suivant, nous fait signe qu’incipit Bouvard, qui n’est que la transposition de Saint Antoine dans le monde moderne, le drame satyrique à la suite et sur le plan de la tragédie religieuse et mystique. D’ailleurs c’est déjà de Saint Antoine que Flaubert dit en 1871 : « Le sous-titre de mon bouquin pourra être : le comble de l’insanité. »

Ce fut l’avis d’une partie de la critique. La Tentation fut encore plus mal reçue que l’Éducation, provoqua un éreintement général, un bâillement dans lequel Flaubert eût vu volontiers un bâillement de tigre. « Ce qui m’étonne, c’est qu’il y a sous plusieurs de ces critiques une haine contre moi, contre mon individu, un parti pris de dénigrement, dont je cherche la cause » ; la Revue des Deux Mondes et le Figaro se signalent, dit-il, par leur acharnement. Ces milieux s’acharnaient peut-être, en 1874, sur l’ancien invité de Compiègne et sur le salon de la princesse Mathilde : ce monde était petit. Mais la raison principale de l’insuccès de la Tentation fut sans doute dans tout ce que, malgré l’effort de rajeunissement, le livre gardait de l’époque où il avait été pensé, et de la génération périmée de 1848. Flaubert publiait un peu son vieux Pourana comme Renan quinze ans plus tard publiera l’Avenir de la science. Et précisément ceux qui comprirent et aimèrent la Tentation, ce furent des contemporains de Flaubert, qui avaient eu vingt ou vingt et un ans en 1848. Taine lui envoie une lettre très chaleureuse. L’épisode de la reine de Saba lui paraît original et séduisant, et il demande à Flaubert où il a trouvé ses documents ! Renan écrit sur la Tentation un article pour le Journal des Débats, peut-être à son corps défendant, Flaubert le lui ayant réclamé avec insistance. Le P. Didon – qui sait ce que c’est qu’un moine – l’admire, comme Dupanloup avait admiré Madame Bovary. Et Flaubert nous assure que « tous les Parnassiens sont exaltés ainsi que beaucoup de musiciens. Pourquoi les musiciens plus que les peintres ? Problème[1] ».

La Tentation contient les seules pages de Flaubert qui soient écrites dans un beau style dramatique. Probablement Flaubert, en retouchant son vieux Pourana, pensa-t-il qu’il y avait là

  1. Correspondance. t. VII. p. 136.