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La place qu’occupaient dans les deux premières Tentations la logique et la science est tenue dans la troisième par Hilarion, l’ancien disciple revenu auprès d’Antoine pour figurer une de ses tentations. Il ressemble à la Science de 1849, « petit comme un nain, et pourtant, trapu comme un Cabire, contourné, d’aspect misérable. Des cheveux blancs couvrent sa tête prodigieusement grosse ». C’est lui qui personnifie les tentations de la pensée, donne à Antoine le désir de s’instruire, et ces tentations et ce désir ne réussissent pas très bien à Flaubert. Ils le conduisent dans la troisième partie, celle des hérésies, faite à coups de livres, et dans la quatrième partie, celle des dieux, très inégale. Tout le morceau qui concerne les dieux de la Grèce est froid et manqué, flotte désemparé entre Henri Heine et Leconte de Lisle. On comprend qu’Antoine s’écrie : « Grâce ! Grâce ! Ils me fatiguent. » Au contraire, le petit tableau de la mythologie latine, où Flaubert n’est pas écrasé par son sujet, forme un délicat et joli tableau. Le cours de spinozisme que le diable faisait dans la première Tentation à Antoine emporté sur ses cornes par l’espace est très allégé dans la Tentation de 1874, et, réduit à quelques raisonnements, s’évanouit en scepticisme dans l’air raréfié de la pensée.

Pendant le quart de siècle qui s’est écoulé de la première à la troisième Tentation, on ne saurait dire que les idées fondamentales de Flaubert se soient modifiées. Intellectuellement, il avait son siège fait à vingt-cinq ans. Mais le mobilier de son cerveau s’est quelque peu accru. La première Tentation s’était construite autour de Spinoza, plus ou moins approfondi avec Le Poittevin, et surtout d’un gros livre allemand sur les religions antiques, la Symbolique de Creuzer traduite par Guignaut. Il est curieux que la conclusion de la dernière Tentation, conclusion qui n’a pas d’antécédents dans la première, ait été fournie par un autre livre allemand, non moins indigeste et certainement plus primaire, la Création de Hœckel, ou quelque résumé populaire de cette Bible de Pécuchet. La dernière tirade paraissait singulière, et on se demandait à quoi elle rimait : « Ô bonheur ! bonheur ! J’ai vu naître la vie, j’ai vu le mouvement commencer. J’ai envie de voler, de nager, etc. Je voudrais avoir des ailes, une carapace, une écorce, etc., me blottir sous toutes les formes, pénétrer chaque atome, descendre jusqu’au fond de la matière, être la matière. »