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fourré le nez dans ce bouquin-là », la Bible. Ce catholicisme esthétique de Flaubert ne ressemble nullement à celui de Chateaubriand, mais bien à celui de Baudelaire. La première Tentation, qui date du moment où Baudelaire écrivait ses premières poésies, figure à peu près une rencontre de l’esprit des Fleurs du mal avec le fatalisme germanique et mystique à la Quinet, que Flaubert, plus provincial et plus en retard, tenait de la génération précédente.

La première Tentation paraît une colossale « fleur du mal ». L’homme en proie à la tentation c’est l’homme en face des abîmes de sa nature, en présence de son mal intérieur, et privé de la grâce. Flaubert a vu dans le cénobite tenté l’être de solitude et de désir qu’il figurait lui-même. Avec sa vision binoculaire et ses deux versants contrastés, il a dit à la fois la fécondité lyrique de la solitude et sa misère burlesque. La solitude est la puissance suprême et elle est l’impuissance dernière. La vie de solitaire est une vie en partie double où il y a, comme eussent dit les Grecs, deux discours possibles, un discours d’âme et un discours de chair, celui qui l’exalte et celui qui la ravale, celui du dieu intérieur et celui du diable. La première Tentation ne tient pas entre eux la balance égale et penche du second côté. La voix du démon et des fantômes autour d’Antoine, celle du cochon à ses pieds, expriment, dans le langage du grotesque et de l’ignoble, tous les sentiments d’Antoine, les reprennent sur une autre clef, dédoublent la scène, comme celle d’un mystère du moyen âge, en un haut et un bas. Quand Antoine exprime son immense ennui, c’est en ces termes que le cochon lui fait écho : « Je m’embête à outrance ; j’aimerais mieux me voir réduit en jambons et pendu par les jarrets aux crocs des charcutiers. » Le cochon, c’est, dans la première Tentation, cet esprit du « grotesque triste » qui hallucinait Flaubert.

L’année où Flaubert écrivait la Tentation de 1849 est à peu près celle où Renan écrivait son « vieux Pourana » de l’Avenir de la science. Et la Tentation peut s’appeler le Pourana de Flaubert. De cette œuvre extraordinairement bouillonnante et touffue, plus de la moitié a été retranchée dans la Tentation de 1874. Ce qui lui appartient peut-être en propre de plus grand, c’est tout l’appareil de dramatisation psychologique qui fait vivre les sept péchés capitaux, et ce huitième