Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/180

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

afférentes[1]. » En réalité, la Tentation de 1874, comparée à celle de 1849, ne comporte guère qu’une lecture nouvelle importante, celle de Hæckel.

La Tentation définitive est probablement supérieure au puissant brouillon de 1849. La première Tentation n’en témoignait pas moins d’une imagination étonnante et d’une luxuriance oratoire que Flaubert ne retrouvera plus. On pourrait l’appeler ses Natchez. Elle est écrite sous l’influence de Le Poittevin et de leurs lectures communes, c’est-à-dire la Symbolique de Creuzer, et Spinoza (le diable y fait à Antoine un vrai cours de spinozisme). On pourrait, je crois, y joindre l’influence de Montaigne, qui resta toujours une des lectures favorites de Flaubert. On y retrouve l’esprit de l’Apologie de Raimond de Sebonde, l’attention aiguë et perverse à dépister partout la vanité humaine, à montrer l’homme en état de faiblesse et de péché. Toute la première Tentation est nourrie de psychologie sous forme théologique. C’est une allégorie de l’intérieur de l’homme, fruit de la solitude lyrique où s’était écoulée la jeunesse de Flaubert. Elle pourrait s’appeler le livre de la solitude et du désir.

Flaubert s’est représenté dans saint Antoine comme Gœthe dans Faust. Il a vu en lui-même ceci : un solitaire avec des visions. En se complaisant dans ses visions, il s’est toujours vu rongé et détruit par elles, et a connu sous leur tourbillon sa noblesse intérieure. « De la foule à nous, aucun lien, tant pis pour la foule, tant pis pour nous surtout. Mais comme chaque chose a sa raison, et que la fantaisie d’un individu me paraît tout aussi légitime que l’appétit d’un million d’hommes et qu’elle peut tenir autant de place dans le monde, il faut, abstraction faite des choses et indépendamment de l’humanité qui nous renie, vivre dans sa vocation, monter dans sa tour d’ivoire, et là, comme une bayadère dans ses parfums, rester seuls dans nos rêves. J’ai parfois de grands ennuis, de grands vides, des doutes qui me ricanent à la figure au milieu de mes satisfactions les plus naïves ; eh bien ! je n’échangerais tout cela pour rien, parce qu’il me semble en ma conscience que j’accomplis un devoir, que j’obéis à une fatalité supérieure, que je fais le bien, que je suis dans la justice[2]. » Il a assumé

  1. Correspondance, t. VI, p. 385.
  2. Correspondance, t. II, p. 396.