Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/18

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Éducation sentimentale », et la dernière ; « Tu finiras par Bouvard et Pécuchet. »

À quinze ans, Flaubert écrit une œuvre assez curieuse, Un parfum à sentir ou les Baladins, conte de saltimbanques, où une femme laide et bonne se fait haïr et bannir à cause de sa laideur et se jette enfin dans la Seine : le cadavre qu’on retire est décrit longuement en termes d’amphithéâtre. C’est l’histoire du malheur immérité, sans remède, et que l’artiste doit exposer implacablement comme une protestation contre l’ordre des choses. « Ayant montré toutes ces douleurs cachées, toutes ces plaies fardées par les faux rires et les costumes de parade, après avoir soulevé le manteau de la prostitution et du mensonge, faire demander au lecteur : À qui la faute ? La faute, ce n’est certes à aucun des personnages du drame. La faute, c’est aux circonstances, aux préjugés, à la société, à la nature qui s’est faite mauvaise mère[1]. » La faute de la fatalité… Une ébauche de la malheureuse qu’est Emma Bovary.

Les Baladins témoignent d’un désespoir impersonnel devant l’injustice irrémédiable du monde, de la société et de la nature. La Peste à Florence, écrite la même année, semble toucher de plus près aux fureurs intérieures de Flaubert. Elle a été peut-être écrite dans un accès de jalousie fraternelle. Achille, qui réussissait alors brillamment dans ses études de médecine, était sans doute l’exemple proposé constamment et aigrement par leurs parents à Gustave le mauvais sujet. Il est dangereux de déclencher ainsi dans un enfant concentré et passionné le mécanisme des comparaisons : cela les mène loin, les tourne en jalousie et en haine, leur fait écrire quelque Peste à Florence, où, dans un décor d’images lugubres, d’épidémies et de cadavres décomposés, le frère humilié tue son frère. « Il avait alors vingt ans, c’est-à-dire que depuis vingt ans il était en butte aux railleries, aux humiliations, aux insultes de sa famille. En effet, c’était un homme méchant, traître et haineux que Garcia de Médicis ; mais qui dit que cette méchanceté maligne, cette sombre et ambitieuse jalousie qui tourmentèrent ses jours, ne prirent pas naissance dans toutes les tracasseries qu’il eut à endurer[2] ? »

  1. Œuvres de jeunesse, t. I, p. 70.
  2. Œuvres de jeunesse, t. I, p.118.