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Pour ne pas crever d’ennui, il fera, comme il a déjà fait, la physiologie de cet ennui, et son vieil ennui donnera Bouvard et Pécuchet, comme son jeune ennui avait donné Madame Bovary (le tour de Binet recommença à marcher). Pendant les dix dernières années de sa vie, et sauf les diversions assez rapides des Trois Contes et du malencontreux théâtre, il s’attachera à ces deux versions, à ce bilingue du même ennui et de la même dérision totale, la Tentation et Bouvard.


C’est en 1870, pendant la guerre, que Flaubert se remet à la Tentation. « Pour oublier tout, je me suis jeté en furieux dans saint Antoine, et je suis arrivé à jouir d’une exaltation effrayante. Voilà un mois que mes plus longues nuits ne dépassent pas cinq heures. Jamais je n’ai eu le bourrichon plus monté. C’est la réaction de l’aplatissement où m’avait réduit la défense nationale. » En réalité, ce que Flaubert ajoute ou modifie aux deux versions de la Tentation qu’il avait dans son tiroir ne représente pas un labeur considérable, et ne l’a pas occupé, de 1870 à 1874, avec la persistance têtue de Salammbô. Flaubert, dit Faguet, « n’a jamais connu la création allègre, abondante, heureuse, se plaisant, se jouant, et souriant à son jaillissement de source. Mais cette sensation est plus nette et plus pénible, à lire la Tentation de saint Antoine que tout autre ouvrage de notre auteur[1] ». C’est mal tomber. S’il est au contraire une œuvre de Flaubert qui ait été écrite librement, spontanément, avec abondance, c’est bien la première Tentation, et même les parties entièrement nouvelles de la dernière paraissent participer à cette aisance, le style en est moins métallique et moins limé que celui de Salammbô. Voilà, de toutes les œuvres de Flaubert, celle qu’il a cru tirer le plus directement de lui-même, où il a pensé le mieux exprimer son idée de l’art et de la vie. « Au milieu de mes chagrins, écrit-il en 1872, j’achève mon Saint Antoine, c’est l’œuvre de toute ma vie, puisque la première idée m’en est venue en 1845, à Gênes, devant un tableau de Breughel, et depuis ce temps-là, je n’ai cessé d’y songer et de faire des lectures

  1. Flaubert, p. 64.