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ne l’eût pas séduit beaucoup plus que n’avait fait Salammbô.

L’Éducation réussit dans le monde impérial, dont le goût était peut-être plus frais et plus juste que celui de la critique. En 1869, elle fut lue entièrement, en plusieurs séances, chez la princesse Mathilde, et elle y excita un grand enthousiasme, surtout le dernier chapitre. Mme de Metternich en fit à l’auteur de grands compliments, et aussi Viollet-le-Duc. La critique eût peut-être été indécise, mais la dernière phrase fit sur elle l’effet d’une plume de paon passée dans les naseaux d’un taureau. « Tous les journaux citent comme preuve de ma bassesse l’épisode de la Turque, que l’on dénature, bien entendu, et Sarcey me compare au marquis de Sade qu’il avoue n’avoir pas lu…, Barbey d’Aurevilly prétend que je salis le ruisseau en m’y lavant[1]. » Flaubert n’avait pas prévu cet échec, qui lui fut très dur, et qu’il ne comprit pas. Il répétait à ses amis : « Mais enfin, pouvez-vous m’expliquer l’insuccès de ce roman ? » Il avait conscience d’avoir écrit, au-dessus des « mœurs de province », le grand roman complet, balzacien et parisien, que réclamait son époque et qui s’imposait à l’art de cette époque. Il croyait même avoir fait une œuvre utile et morale. Du Camp prétend qu’il lui dit devant les Tuileries incendiées : « Et penser que cela ne serait pas arrivé si on avait compris l’Éducation sentimentale ! » En tout cas, il lui écrivait en 1870 : « Oui, tu as raison, nous payons le long mensonge où nous avons vécu, car tout était faux : fausse armée, fausse politique, fausse littérature, faux crédit, et même fausses courtisanes. Dire la vérité, c’était être immoral, Persigny m’a reproché tout l’hiver dernier de manquer d’idéal, et il était peut-être de bonne foi. »

Mais si l’Éducation fit hurler la critique, si elle ne dissipa point les illusions du second Empire en lui montrant les illusions de ceux qui l’avaient précédé, elle allait rayonner lentement, sûrement et puissamment sur toute l’évolution du roman réaliste. Dessiner ironiquement des existences qui se défont, ce fut l’œuvre des Maupassant, des Zola et des Huysmans. Jeter dans un roman le tableau de toute sa génération, laisser derrière soi ce sillage, cette trace phosphorescente, ce fut l’ambition de douzaines de jeunes romanciers ; il n’y eut pas d’année, pas de saison qui ne fût ainsi photographiée plus ou

  1. Correspondance, t. VI, p. 96.