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ner aux galères toute la Commune et forcer ces sanglants imbéciles à déblayer les ruines de Paris, la chaîne au cou, en simples forçats. Mais cela aurait blessé l’humanité. On est tendre pour les chiens enragés et point pour ceux qu’ils ont mordus[1]. » C’est le vieux lion de Croisset qui rugit : Je suis propriétaire !

Le livre de la littérature française que Flaubert admirait probablement le plus, et comme fond et comme forme, c’était les Caractères de La Bruyère. Il a voulu faire, et il a fait jusqu’à un certain point, dans l’Éducation, la somme de son temps comme La Bruyère a fait la somme du sien. S’il avait vécu dans un siècle où le roman d’observation et d’analyse eût existé, La Bruyère eût écrit un livre de ce genre. Mais l’œuvre du romancier et celle du moraliste diffèrent autant que la nature du siècle qui produit des romanciers et celle du siècle qui produit des moralistes. Ce qui présente une certaine apparence symétrique, c’est la place de l’une et de l’autre œuvre, l’effort fait par un grand artiste pour donner un tableau profond, impartial et total du coin de pays et de temps où il a mené son existence et connu l’humanité.

Mais la fortune de l’Éducation fut moins brillante que celle des Caractères, et ne la rappela que par les reproches qu’on adressa d’abord à Flaubert. « Les plus indulgents, dit-il, trouvent que je n’ai fait que des tableaux, et que la composition, le dessin manquent absolument[2]. » De tout ce que Flaubert lui-même a écrit sur son roman, la déclaration la plus importante qu’il faille retenir est celle selon laquelle il aurait fait l’Éducation sentimentale en partie pour Sainte-Beuve. La figure de Mme Arnoux répondait en effet aux conseils que Sainte-Beuve avait adressés à Flaubert dans son article sur Madame Bovary. Le roman de Flaubert demandait un degré de culture plus élevé que celui qui suffisait pour Madame Bovary, une familiarité avec les maîtres comme La Bruyère et Le Sage, dont il s’était inspiré. Il est probable qu’il y fallait encore autre chose, qui manquait à Sainte-Beuve. Celui-ci était resté un peu étranger à la vie et au développement de la génération dont Flaubert fait ici le tableau ; il eût aimé dans l’Éducation certaines scènes et certaines figures, mais le dessin général du roman

  1. Correspondance, t. VI, p. 296.
  2. Correspondance, t. VI, p. 97.