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foisonnent dans Dickens et dans Alphonse Daudet, traverse le roman à peu près avec la figure dont Flaubert lui a vu traverser la vie. « Sénécal – qui avait un crâne à pointe – ne considérait que les systèmes. Regimbart au contraire ne voyait dans les faits que les faits. Ce qui l’inquiétait principalement, c’était la frontière du Rhin. Il prétendait se connaître en artillerie et se faisait habiller par le tailleur de l’École polytechnique. » Avec ce puissant acquis, on peut, du matin au soir, dans les cafés, absorber et rendre de la bière et de la politique, sous une longue barbe, un chapeau à bords relevés et une redingote verte. Mari d’une couturière qui le fait bien vivre, Regimbart porte de son foyer au café et d’une table à l’autre un prestige considérable. Flaubert n’a eu qu’à ouvrir les yeux pour connaître les Regimbart de la politique. Qui ne connaît ceux de la littérature ? Le vieux peintre Pellerin fait pendant à Regimbart. Et aujourd’hui encore, quand la légende s’occupe de 1848, ce qu’elle y voit en première ligne, c’est le décor de ces barbes.

Le décor bourgeois qui lui fait pendant est, comme on peut s’y attendre, traité plus âprement et plus sarcastiquement ; on n’y trouve pas de Dussardier. La figure du grand bourgeois parlementaire, M. Dambreuse, est saisie solidement et n’a guère changé. Nous le voyons encore aujourd’hui et l’oreille dans tous les bureaux, la main dans toutes les entreprises, à l’affût des bonnes occasions, subtil comme un Grec et laborieux comme un Auvergnat ». C’est une belle courbe d’histoire qui tient dans cette oraison funèbre :

« Elle était finie, cette existence pleine d’agitations. Combien n’avait-il pas fait de courses dans les bureaux, aligné de chiffres, tripoté d’affaires, entendu de rapports ! Que de boniments, de sourires, de courbettes ! Car il avait acclamé Napoléon, les cosaques, Louis XVIII, 1830, les ouvriers, tous les régimes, chérissant le pouvoir d’un tel amour qu’il aurait payé pour se vendre.

« Mais il laissait le domaine de la Forbelle, trois manufactures en Picardie, le bois de Crancé dans l’Yonne, une ferme près d’Orléans, des valeurs mobilières considérables. »

Dambreuse, comme Homais et Lheureux, figure l’existence réussie de prudence et d’astuce dans ce roman des existences manquées, mais Flaubert ne présente pas cette fortune comme celle d’Homais dans l’acte de son ascension ; la vie du monde