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Tel est le centre du tableau, les valeurs claires. Les bords, les valeurs sombres, figures plus secondaires, c’est d’un côté le groupe des révolutionnaires, de l’autre côté le groupe des bourgeois, les gens du progrès et les gens de l’ordre. Droite et gauche, ces réalités politiques sont pensées ici comme des valeurs d’artiste, et Flaubert n’y voit qu’une occasion de mettre en scène, une fois de plus, comme en Homais et Bournisien, les deux masques alternés de la bêtise humaine. Ces figures tiennent les unes aux autres, en ce sens qu’elles s’appellent et se complètent, mais elles ne tiennent pas au cœur et au sujet du roman, on pourrait les détacher sans altérer sensiblement le motif principal. Je ne prétends pas d’ailleurs que ce soit un défaut : l’impression de passivité, de gaspillage, d’à vau-l’eau que Flaubert a voulu donner, s’accorde fort bien avec ce manque de nécessité des personnages, avec le hasard qui les dépose un moment dans une vie, comme celle de Frédéric, livrée elle-même aux excitations du hasard.

S’il n’y a pas de Lheureux ni d’Homais parmi les figures principales, il y en a des traces dans ces figures secondaires. Et naturellement les gens qui réussissent ne sont pas flattés ; cela n’arrive qu’à des imbéciles : à Martinon, le coureur de dot, qui devient sénateur ; à Hussonnet, qui se hisse en jouant des coudes au rang d’un Villemessant ou d’un Véron ; à Cisy, le niais mondain, qui finit dans le château de ses aïeux, enfoncé dans la religion et père de huit enfants. Barrès, en refaisant dans le Roman de l’énergie nationale ce roman d’une génération, y a mis au premier plan ces trois valeurs, avec Suret-Lefort, Renaudin et Gallant de Saint-Phlin. Il n’y a pas, dans l’Éducation, de valeur analogue à Rœmerspacher, mais Sturel n’y est qu’un Frédéric Moreau qui se croit ou se veut Julien Sorel.

L’Éducation est une chronique de 1848, comme le Rouge et le Noir est une chronique de 1830. L’esprit qui a fait la révolution de Février doit donc y être représenté de façon importante. Ce n’est pas par Frédéric, jeune bourgeois passif et sentimental, ouvert à toutes les influences, ballotté par tous les courants ; c’est par des révolutionnaires actifs et violents. Il y a dans l’Éducation trois types de révolutionnaires.

D’abord Deslauriers, fils d’un huissier véreux qui a roué son fils de coups et a essayé de lui voler la dot de sa mère. Aigri et ambitieux, il devient révolutionnaire par intérêt,