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C’est, comme Homais, une figure aussi puissamment française que les personnages analogues de Dickens sont robustement anglais. L’original, Schlesinger, était Prussien. Mais Arnoux foisonne dans notre Midi, où il manipule souvent du savon, du trois-six et des vins. Le langage courant tend à le localiser – un peu étroitement – parmi les voyageurs de commerce. Comme pour Frédéric, la vie pour lui ce sont les femmes. Comme Frédéric, il est naturellement polygame et bon, égoïste et généreux. « M. Arnoux se livrait à des espiègleries côtoyant la turpitude. C’était pour lui un devoir que de frauder l’octroi ; il n’allait jamais au spectacle en payant, avec un billet de seconde prétendait toujours se pousser aux premières, et racontait comme une farce excellente qu’il avait coutume, aux bains froids, de mettre dans le tronc du garçon un bouton de culotte pour une pièce de dix sous ; ce qui n’empêchait pas la Maréchale de l’aimer. » Et lui d’aimer sa femme, jusqu’à cet acte magnifique de voler pour elle des gâteaux sur la table de sa maîtresse. En appuyant beaucoup dans une seule direction, on aurait le baron Hulot. Mais le gros Arnoux vit autant en dehors, en fumée et en bruit, que le baron vit en chair, en sang et en feu. Son besoin profond est d’avoir quelqu’un, ami ou maîtresse, avec qui courir et parler. Nourri d’illusions comme Frédéric, il est toujours sorti de lui-même par le tapage, sorti de sa famille par les maîtresses et le café, sorti de son entreprise présente par le rêve d’une autre plus belle. « Arnoux, d’une voix monotone et avec un regard un peu ivre, contait d’incroyables anecdotes où il avait toujours brillé, grâce à son aplomb ; et Frédéric (cela tenait sans doute à des ressemblances profondes) éprouvait un certain entraînement pour sa personne. » Ce brasseur d’affaires échoue pour les mêmes raisons que Frédéric et Deslauriers. « Il fabriquait maintenant des lettres d’enseigne, des étiquettes à vin ; mais son intelligence n’était pas assez haute pour atteindre jusqu’à l’art, ni assez bourgeoise non plus pour viser exclusivement au profit, si bien que, sans contenter personne, il se ruinait. » Les personnages principaux de l’Éducation glissent sur cette pente descendante et se ruinent au propre et au figuré. On ne voit, dans ce Paris de 1848, ni le Lheureux fondateur de fortune, ni le Homais fondateur de dynastie qui recréent à Yonville de l’être social sur les ruines.