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visite à Mme Arnoux paraît une charge ; en tout cas, elle exagère à peine la figure habituelle aux gens de sa sorte.

Il a d’ailleurs le sentiment de cette infirmité, et son amitié pour Frédéric est faite en partie de son admiration pour ce qu’il n’est pas et ce qu’il n’a pas. « Il songea à la personne même de Frédéric. Elle avait toujours exercé sur lui un charme presque féminin, et il arriva bientôt à l’admirer pour un succès dont il se reconnaissait incapable. Cependant, est-ce que la volonté n’était pas l’élément capital des entreprises ? et puisque avec elle on triomphe de tout… » Il pense arriver par les femmes, avec Mme Dambreuse, ou pour les femmes, avec Mme Arnoux. Mais pour un Rastignac de carton comme Deslauriers, qu’est la volonté sans l’argent ? Et l’argent lui manque, et Frédéric est riche. Frédéric a sur lui la supériorité de la richesse, et l’amitié de Deslauriers est naturellement viciée par l’exploitation et la jalousie : 1848 arrive, et l’envie de Deslauriers contribue à la chauffe de la machine qui fera explosion. « Il avait plaidé deux ou trois fois, avait perdu, et chaque déception nouvelle le rejetait plus fortement vers son vieux rêve : un journal où il pourrait s’étaler, se venger, cracher sa bile et ses idées. » Et quand Frédéric qui a tout du riche commanditaire, hésite, refuse : « Deslauriers dévalait la rue des Martyrs en jurant tout haut d’indignation ; car son projet, tel qu’un obélisque abattu, lui paraissait maintenant d’une hauteur extraordinaire. Il s’estimait volé, comme s’il avait subi un grand dommage. Son amitié pour Frédéric était morte ; il en éprouvait de la joie ; c’était une compensation. Une haine l’envahit contre les riches. » Et à tous ses moments de triomphe, Frédéric retrouve la présence, le reproche muet et dur de Deslauriers. Le soir où il reçoit sa première invitation des Arnoux, Deslauriers arrive de Nogent pour s’installer chez lui. Un jour Frédéric revient triomphalement des courses avec une jolie femme dans sa voiture : descente des Champs-Élysées qui, même quand on ne passe pas sous l’Arc de Triomphe, symbolise un triomphe de la vie, un rêve accompli devant lequel Frédéric, comme Salammbô devant le Zaïmph, demeure, lui aussi, mélancolique, se rappelle « les jours déjà lointains où il enviait l’inexprimable bonheur de se trouver dans une de ces voitures, à côté d’une de ces femmes. Il le possédait, ce bonheur-là, et il n’en était pas plus joyeux ». Et si, ce jour-là, sa voiture éclabousse du