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vie, un ancien ministre, le curé d’une grande paroisse, deux ou trois hauts fonctionnaires du gouvernement ; ils s’en tenaient aux lieux communs les plus rebattus. » À la Vaubyessard, ces tableaux étaient liés à Emma, l’avaient pour centre, tombaient en elle pour y être convertis en vie et en ardeurs intérieures ; lorsque Frédéric, chez les Arnoux, écoutait les théories d’art de Pellerin, il « regardait Mme Arnoux. Elles tombaient dans son esprit comme des métaux dans une fournaise, s’ajoutaient à sa passion et faisaient de l’amour ». Mais la vie mondaine qui s’épanouit autour de Mme Dambreuse ne fait que de l’ambition médiocre et comique. Frédéric devient l’amant de Mme Dambreuse pour les mêmes raisons et en suivant les mêmes pentes que, resté à Nogent, il eût épousé une dot, une « situation ». Et cette comparaison lui vient naturellement : « Jamais Frédéric n’avait été plus loin du mariage. D’ailleurs Mlle Roque lui paraissait une petite personne assez ridicule. Quelle différence avec une femme comme Mme Dambreuse ! Un bien autre avenir lui était réservé ! Il en avait la certitude aujourd’hui ; aussi n’était-ce pas le moment de s’engager, par un coup du cœur, dans une détermination de cette importance. Il fallait maintenant être positif. »

De sorte que le titre d’Éducation sentimentale est juste, mais un peu incomplet. L’éducation des sentiments, les phases de la vie amoureuse, rentrent pour Frédéric dans une éducation plus générale et dans les phases d’une vie normale de jeune homme médiocre ou moyen, sensuel et passif, généreux et riche, le jeune bourgeois de 1850. Les femmes ne font qu’une partie de sa vie, la partie féminine de ses amitiés et de ses connaissances. Ses affections et ses ambitions ne sont pas enfermées dans la différence du sexe ; il aurait pu devenir un Bel-Ami, il n’en est pas un, il est aussi un bon ami, il a des amis comme il a des maîtresses, et qui font comme celles-ci leur partie dans son éducation, sentimentale et autre, dans sa figure ou sa « tranche » de vie.

La place de l’ami d’enfance, Deslauriers, est capitale dans l’existence de Frédéric et dans la construction du roman. Nous retrouvons là le dessin de la première Éducation sentimentale, qui était aussi l’histoire de deux amis, Henry et Jules, et Bouvard et Pécuchet nous montrera la systématisation ou la charge de cette même idée. Ces trois romans ont un