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et qui ait, au contraire exactement de l’Alicia Clary de l’Ève future, le caractère, la démarche, la pensée et la parole naturellement propres à sa beauté. Quand Flaubert eut dans sa vie à lui un amour de ce genre, on peut se figurer cet amour d’une femme comme une figure jumelle de son amour de la beauté esthétique, littéraire. Il est naturel qu’il ait réalisé en elle non son héroïne la plus complète et la plus grande, mais, comme Racine en Monime, la plus parfaite.

Rosanette, qui devient si vite la maîtresse de Frédéric, est la femme nature ; on ne trouverait guère, dans aucun roman, de fille aussi franchement campée, aussi bien lancée sur sa pente. On ne saurait dire qu’elle soit, comme femme, ce que Frédéric est comme homme, mais leurs deux natures se conviennent admirablement. Leur amour est évidemment, selon la formule, l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes, mais comme précisément chacun d’eux consiste surtout en fantaisie et en épiderme, cela s’arrange fort bien. Et Rosanette est la seule femme de qui Frédéric ait un enfant, la seule qu’on voie faite exactement et harmonieusement pour lui. Quand elle accouche, Frédéric se reproche « comme une monstruosité de trahir ce pauvre être, qui aimait et souffrait de toute la tendresse de sa nature ». Et Flaubert, avec un art appliqué et conscient, mais parfait, a construit sa Rosanette avec les mots typiques de nature féminine, comme Homais ou Léon sont construits avec des mots de tradition bourgeoise. Pendant leur séjour à Fontainebleau, alors qu’à Paris la bataille de Juin fait rage, la nature de Rosanette, comme celle de Frédéric, s’épanouit dans la verdure en doux bonheur animal, en attendrissement, en confidences. Quand Frédéric apprend que Dussardier est blessé et qu’il veut revenir à Paris, Rosanette s’y oppose, sa logique féminine est aussi fraîche et aussi directe que les arbres de juin à même lesquels elle puise de l’être et presque de la nourriture. « Si par hasard on te tue ! Eh ! je n’aurai fait que mon devoir. Rosanette bondit. D’abord son devoir était de l’aimer. C’est qu’il ne voulait plus d’elle sans doute ! Ça n’avait pas le sens commun ! Quelle idée, mon Dieu ! » Ce qu’aime Frédéric en elle, c’est la pure femme (comme il aime en Mme Arnoux la femme pure), et c’est cela aussi qu’avec sa mobilité il a bien vite épuisé. « Ses paroles, sa voix, son sourire, tout vint à lui déplaire, ses regards