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défaillance devant le présent, un manque de raccord entre l’imagination et l’acte, et la vie intérieure sert précisément à combler ou à dissimuler cet interstice. « Il était empêché d’ailleurs par une sorte de crainte religieuse. Cette robe, se confondant avec les ténèbres, lui paraissait démesurée, infinie, insoulevable ; et précisément à cause de cela son désir redoublait. Mais la peur de faire trop et de ne pas faire assez lui ôtait tout discernement. » En se souvenant de Valmont et de Julien, on suivra la courbe qui va de Laclos à Stendhal et de Stendhal à Flaubert. Il se voit, dans leurs trois héros, que le premier est un officier, et d’artillerie, l’arme de Bonaparte, le second un militaire encore, mais un riz-pain-sel, et Flaubert un civil invétéré.

Si la destinée et le caractère de l’un sont en partie modelés par la destinée et le caractère de l’autre, ce n’est là, chez Frédéric et Mme Arnoux, qu’un trait commun avec tous les personnages de Flaubert, qui ne sont jamais des volontés, qui ne s’imposent jamais à leur milieu, et qui, de manière plus ou moins détournée, en subissent toujours l’action. Ainsi Bouvard et Pécuchet n’existent que du jour où ils se sont rencontrés, du jour où ils sont deux : schème pur, dans le grotesque, du caractère grégaire qui fait le fond de l’humanité.

Frédéric et Mme Arnoux sont, par un certain côté, des figures analogues qui s’appellent et, par un autre, des figures contrastées qui se répondent. On peut appeler leurs vies à tous deux des vies manquées. Frédéric n’en a pas conscience, ou n’en prend conscience qu’à la fin, à la dernière ligne du roman. La vie parisienne lui donne l’illusion de la vie vraie (et après tout est-ce une illusion ? Vivre, c’est vivre dans le présent et dans la vie qu’on vit ; c’est la vie, qu’on doit vivre). Mais Mme Arnoux sent vraiment sa vie, à côté d’un homme tel qu’Arnoux, comme une vie sacrifiée, la voit dans la vérité et non dans les illusions qui mènent Frédéric ou Emma Bovary. « Aucun changement ne pouvait survenir, et son malheur à elle était irréparable. » Et pourtant, merveille de la conscience et de la vérité, cette existence donne l’impression du réel et du plein, autant que celles d’Emma et de Frédéric nous laissent la sensation du faux et du vide, elle nous la donne

Rien qu’à simplifier avec gloire la femme.