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à Paris, qui a de l’argent, parmi des gens qui n’en ont pas. Du Camp nous dit que Frédéric, c’est Flaubert ; est-il bien sûr de ne pas avoir posé lui-même pour certains aspects du portrait ? On trouve Frédéric trop insignifiant pour un personnage de roman. Mais supposez-le sans argent : il aura exactement le genre d’existence du « héros » du Vin en bouteilles.

L’argent c’est la seconde beauté du diable. La manière de finesse qu’il y a en Frédéric se fût émoussée en quelques années de vie provinciale, elle conserve sa pointe brillante dans l’existence de Paris. Sur le grand flot français, il fait partie des eaux de surface frappées par le rayon lumineux, il est la petite vague blanche qui a bondi et a étincelé un instant. Saltavit et placuit.

L’existence lui est facile, et c’est dans une même idée de facilité que se confondent sa vie politique et sa vie sentimentale. L’Éducation réalise le roman de la génération élevée sous Louis-Philippe et qui a vingt-cinq ans en 1848. Quand vient la République, « Frédéric, homme de toutes les faiblesses, fut gagné par la démence universelle. Il écrivit un discours ». D’ailleurs, la République c’est la facilité, et le jour où éclate la Révolution est aussi celui où l’aimable Rosanette devient la maîtresse de Frédéric. Le bonnet phrygien tombe de sa jolie tête, sur l’oreiller, avec ses cheveux défaits.

La « facilité » en politique se confond avec le gouvernement à plusieurs têtes, avec la multiplication indéfinie de ces têtes. Et la facilité en amour, c’est la même chose, c’est la polygamie naturelle à l’homme. Frédéric, comme Léon et mieux que Léon, est aimé des femmes ; il est, dans l’Éducation, aimé de quatre femmes : Louise, Mme  Arnoux, Rosanette, Mme  Dambreuse, la jeune fille, la fille, la femme mariée, celle-ci tirée à deux exemplaires afin de montrer sa place prépondérante dans la vie sentimentale d’un jeune Parisien, tout au moins du jeune Parisien des romans.

Louise est la seule jeune fille qui figure dans Flaubert (la vie de jeune fille d’Emma n’est traitée que comme préparation). Elle est établie avec le plus grand soin, vivante et touchante, mais on conçoit que pour Flaubert romancier la jeune fille ne rende pas, qu’elle manque de fond, d’arrière-plan, de souvenirs. Ici, d’ailleurs, cette Hermione nogentaise a mieux : une belle flamme de passion qui dessèche et qui brûle. Elle est