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Emma, Frédéric a pour lui une certaine délicatesse de nature, une certaine finesse qui en font un être distingué à côté d’un Deslauriers ou d’un Arnoux. Il éprouve une passion sincère et noble. Il se justifie et prend une valeur par son sentiment pour Mme  Arnoux et par le sentiment de Mme  Arnoux pour lui. Les gens grossiers, les sectaires comme Sénécal et Regimbard lui déplaisent. C’est un sensuel et un nerveux, avec des idées courtes et des enthousiasmes instables. Tel dimanche, sur les boulevards, « il se sentait tout écœuré par la bassesse des figures, la niaiserie des propos, la satisfaction imbécile transpirant sur les fronts en sueur ! Cependant, la conscience de mieux valoir que ces hommes atténuait la fatigue de les regarder ». Et le roman ne laisse pas cette conscience tout à fait injustifiée.

Un sensuel et un jouisseur, mais sur un petit registre, et qui n’est pas un égoïste, a besoin d’affection, aime donner. Toutes les femmes finissent par l’aimer, et, avec seize années de service comme sous-officier dans la cavalerie, il deviendrait facilement un Bel-Ami. Il ressemble à Emma Bovary, mais la société développe et approuve chez l’homme la nature qu’elle contraint et condamne chez la femme. Comme Emma rêve à la vie, il rêve une vie, lui, et ce rêve implique des associations sur des images d’amour, les mêmes en somme à Paris que celles d’Emma à Yonville. « Quand il allait au Jardin des Plantes, la vue d’un palmier l’entraînait vers des pays lointains. Ils voyageaient ensemble au dos des dromadaires… Quelquefois il s’arrêtait au Louvre devant de vieux tableaux, et son amour l’embrassant jusque dans les siècles disparus, il la substituait aux personnages des peintures. Coiffée d’un hennin, elle priait à deux genoux derrière un vitrail de plomb. » Paris, précisément par son caractère impersonnel et multiforme, prête à ces rêves, dispose à portée de l’esprit la matière dont ils sont tissés, multiplie sous la main les moyens de les réaliser. « Toutes les rues conduisaient à sa maison ; les voitures ne stationnaient sur les places que pour y mener plus vite ; Paris se rapportait à sa personne, et la grande ville, avec toutes ses voix, bruissait comme un immense orchestre, autour d’elle. »

Flaubert a maintenu et développé ce motif du rêve avec une insistance singulière. Il semble qu’il tienne une place analogue au motif de l’eau. Qu’on lise à ce point de vue tout le début de la deuxième partie, qui est d’un art étonnant,