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« Une plaine s’étendait à droite ; à gauche un herbage allait doucement rejoindre une colline, où l’on apercevait des vignobles, des noyers, un moulin dans la verdure, et des petits chemins au-delà, formant des zigzags sur la roche blanche qui touchait au bord du ciel. Quel bonheur de monter côte à côte, le bras autour de sa taille, pendant que sa robe balayerait les feuilles jaunies, en écoutant sa voix, sous le rayonnement de ses yeux ! Le bateau pouvait s’arrêter, ils n’avaient qu’à descendre ; et cette chose bien simple n’était pas plus facile, cependant, que de remuer le soleil.

« Un peu plus loin, on découvrit un château, à toit pointu, avec des tourelles carrées. Un parterre de fleurs s’étalait devant sa façade ; et des avenues s’enfonçaient, comme des voûtes noires, sous les hauts tilleuls. Il se la figura passant au bord des charmilles. À ce moment, un jeune homme et une jeune dame se montrèrent sur le perron, entre les caisses d’orangers. Puis tout disparut. »

Tout le premier livre gardera ce rythme et cette figure de l’eau qui coule, de ce bateau sur une rivière où Frédéric laisse aller des images flottantes de la vie qu’il se compose.

« Les grandes lettres composant le nom d’Arnoux sur la plaque de marbre, au haut de la boutique, lui semblaient toutes particulières et grosses de signification, comme une écriture sacrée. Le large trottoir, descendant, facilitait sa marche, la porte tournait presque d’elle-même ; et la poignée, lisse au toucher, avait la douceur et comme l’intelligence d’une main dans la sienne. Insensiblement il devint aussi ponctuel que Regimbart. »

Le thème de l’eau est repris dans la descente des voitures aux Champs-Élysées, le tableau classique qu’après Flaubert tant d’écoliers, à commencer par Zola, ont été écrire, à l’heure du retour des courses, sur la chaise de fer payée deux sous. C’est, comme sur le bateau où l’on contemple les rives, le spectacle incessamment renouvelé des vies impossibles. Tout cela, dans le tableau indiqué par la continuité liquide des imparfaits, coule vers la Seine, va joindre la rivière qui emporte tout.

Frédéric est, comme Mme Bovary, un médiocre. Mais l’équilibre du roman, aussi bien dans l’Éducation que dans Madame Bovary, serait rompu si le personnage principal tombait tout entier dans la caricature. Des personnages secondaires seuls peuvent être traités d’un bout à l’autre en charge. Comme