Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/153

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

occuperait là-bas, au plan d’un drame, à des sujets de tableaux, à des passions futures. » Et toute cette perspective, toute la perspective de sa vie est changée par l’apparition de Mme Arnoux.

Il faut s’entendre, quand on dit que Frédéric c’est Flaubert. Flaubert moins la littérature, comme Salammbô c’était la littérature moins Flaubert. On peut dire : Frédéric c’est lui, dans la mesure à peu près où il a dit : Mme Bovary, c’est moi. Flaubert a pu trouver qu’il manquait de volonté : il en manquait tout de même moins que Frédéric. Et les parties molles de sa personne ayant été raffermies, charpentées par son dévouement et son sacrifice à l’œuvre littéraire, il ne pouvait plus retrouver en lui ces faiblesses que par abstraction. Frédéric est, comme Emma ou comme Binet, même comme Bouvard et Pécuchet, une possibilité que Flaubert tire de lui-même, qu’il nourrit d’abord avec des éléments de sa substance, et qu’il construit ensuite avec des éléments extérieurs à lui. Faguet dit qu’« au fond et tout compte fait, Frédéric est le fils de Bovary et de Mme Bovary ». C’est juste, mais la génération littéraire ne se fait pas comme celle des enfants. Il est surtout le fils de leur père. Bovary, Emma, Frédéric, et bien d’autres personnages de Flaubert, diversifient sur des registres différents la lignée de la vie manquée, figure qui a halluciné toute l’existence de Flaubert et l’a poussé vers le refuge de l’art.

Flaubert a exprimé dans ce faible qu’est Frédéric la somme idéale de ses faiblesses. Est-ce sa nullité qui vient de ce qu’il ne se suffit pas, ou ne se suffit-il pas parce qu’il est nul ? L’un et l’autre, évidemment, puisqu’il n’y a là qu’un seul état psychologique que nous dissocions par abstraction. Mais il ne peut exister qu’en s’attachant à d’autres. Il lui faut des amis et des maîtresses pour qu’il se sente vivre en éprouvant sur sa durée neutre le reflet de la leur. Sa durée s’écoule et l’emporte sans rien laisser en lui. Il est tout entier dans l’exposition du roman, dans la montée passive sur la Seine. Il est venu à Paris pour y faire sa première année de droit, et ce vide d’une vie d’étudiant en illusions et en courtes velléités pourrait s’appeler comme le livre de Huysmans – et comme tout le roman naturaliste sorti de l’ÉducationÀ vau l’eau. Il est presque inutile à Frédéric de vivre, tellement sa vie entière est déjà symbolisée par ces apparitions, sur le bateau qui le ramène à Nogent.