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qu’on appelle la vie[1]. » Lisant plus tard Louis Lambert, il y reconnaît sa propre vie de collège. Il y éprouve l’aventure ordinaire aux enfants de son espèce, la brimade spontanée du groupe contre l’individu. Dès son enfance, il vit à même le bourgeois, à l’état de révolte, et cherchant sa libération dans l’écriture, dans l’art, dans le passé. Il ne s’intéresse qu’à l’histoire, qui lui est enseignée par un des rares professeurs remarquables du lycée, Cheruel, et où il est toujours premier.

À dix ans il dit : « On a fait imprimer mon éloge de Corneille[2]. » Est-ce une production académique ? un éloge digne de Thomas ? M. Descharmes a eu sous les yeux les Trois pages des cahiers d’un écolier ou Œuvres choisies de Gustave Flaubert, qu’un ami de sa famille, Mignot, s’était amusé à faire non imprimer, mais autographier, et que la censure domestique a écartées des œuvres complètes. Elles « commencent par une dissertation sur le génie de Corneille, et se terminent, à propos du grand tragique, par un éloge ordurier de la constipation[3] ». Cette grosse veine scatologique et rabelaisienne subsistera toujours chez Flaubert. Voyez dans ses Carnets de voyage son entrée à Jérusalem. Fermentation d’hôpital, plaisanterie de carabin qui, prise au sérieux et exploitée méthodiquement, mise en actions par Zola, aboutira au « cochon triste » du naturalisme. Flaubert gardera toujours la hantise de la matière décomposée, du glissement vers la destruction. Dans une lettre du 7 août 1846 à Louise Colet, il écrira : « Je n’ai jamais vu un enfant sans penser qu’il deviendrait vieillard, ni un berceau sans songer à une tombe. La contemplation d’une femme me fait rêver à son squelette. »

Caroline, de trois ans plus jeune, vit vraiment avec lui, s’intéresse aux mêmes études, subit son prestige, l’aide au « Théâtre du Billard » qu’il a monté avec son ami Ernest Chevalier.

Ernest Chevalier, qui devait entrer bientôt, pour n’en plus sortir, dans la peau et la robe d’un digne magistrat, plaisait à Gustave peut-être moins par lui-même que par sa famille où, au contraire de celle des Flaubert, on aimait la littérature. M. Chevalier ouvrait une oreille curieuse aux essais de Gustave.

  1. Correspondance, t. I, p. 14.
  2. Correspondance, t. I, p. 3.
  3. Flaubert avant 1857, p. 89.