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aux lettrés, et à ceux dont Madame Bovary avait, plus que tout autre livre, fait l’éducation :

« Quand vous me reverrez, j’aurai fait trois chapitres, pas plus. Mais j’ai cru mourir de dégoût au premier. La foi en soi-même s’use avec les années, la flamme s’éteint, les forces s’épuisent. Ce qui me désole au fond, c’est la conviction où je suis de faire une chose inutile, c’est-à-dire contraire au but, qui est l’exaltation vague. Or, les exigences scientifiques que l’on a maintenant et un sujet bourgeois, la chose me semble radicalement impossible ; la beauté n’est pas compatible avec la vie moderne, aussi est-ce la dernière fois que je m’en mêle, j’en ai assez[1]. »

L’Éducation a donc été écrite en conformité avec certaines exigences scientifiques. Elle porte par un côté la date des années soixante, du temps de Taine et Renan. Elle est d’un homme qui a ruminé l’article de Sainte-Beuve sur Madame Bovary (je songe surtout ici, il est vrai, à la fin de cet article, et à Mme  Arnoux).

Ce n’est pas seulement par le portrait de Mme  Arnoux, c’est par son caractère de document sur toute une époque et d’histoire d’une génération, que le livre était fait pour Sainte-Beuve. Si Flaubert a dit : Madame Bovary, c’est moi, il aurait pu dire : l’Éducation sentimentale, c’est mon temps. « Avez-vous remarqué comme il y a dans l’air, quelquefois, des courants d’idées communes ? Ainsi je viens de lire de mon ami Du Camp son nouveau roman, les Forces perdues. Cela ressemble par bien des côtés à celui que je fais. C’est un livre (le sien), très naïf et qui donne une idée juste des hommes de notre génération devenus de vrais fossiles pour les jeunes gens d’aujourd’hui. La réaction de 48 a creusé un abîme entre les deux France[2]. »

Évidemment, la seconde Éducation sentimentale, comme la première, répond à son titre (un titre dont on a eu tort de critiquer la langue, aussi correcte que celle du terme d’éducation morale). Frédéric Moreau, comme Henry, fait l’éducation de sa sensibilité, apprend tant bien que mal la vie amoureuse, et le livre pourrait s’appeler, comme un vieux roman de

  1. Correspondance, t. V, p. 260.
  2. Correspondance, t. V, p. 257.