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gloire et dans la gloire littéraire, il aime à jouir des bénéfices de cette gloire. Le moment est venu où il peut répondre à l’ancien appel de Du Camp, cet appel maladroit qui les brouilla. Flaubert vit une petite partie de l’année à Paris, où il a un domicile, ne manque pas alors les dîners Magny, est lié par de nombreuses amitiés littéraires, principalement Tourguéneff, Gautier, les Goncourt, Saint-Victor, est invité à Compiègne, et même s’y plaît beaucoup. « Les bourgeois de Rouen seraient encore plus épatés qu’ils ne sont, s’ils savaient mes succès à Compiègne[1]. » C’est donc dans ces alternances de travail et de sortie mondaine que Flaubert rêve et écrit l'Éducation sentimentale. Quand il l’écrit, c’est toujours, selon lui, un labeur de forçat, mais dès qu’il l’a lâchée, cela devient « le roman qu’il me tarde de reprendre ».

Comme les deux romans précédents, l’Éducation sentimentale est conçue dans un état d’esprit critique, Flaubert donnant les raisons pour lesquelles son ouvrage le dégoûte, et l’écrivant tout de même. (N’oublions toujours pas qu’il faisait sa correspondance quand il était fatigué de travailler, et en pleine dépression physique.) Sitôt après Salammbô, il avait dressé le plan de l’Éducation et de Bouvard (et, comme la Tentation ne sera qu’une révision de l’œuvre de 1849, tout le travail de sa vie est donc réglé dès 1862). Ces deux plans, dit-il, « ne me satisfont ni l’un ni l’autre. Le premier est une série d’analyses et de potins médiocres, sans grandeur ni beauté. La vérité n’étant pas pour moi la première condition de l’art, je ne puis me résigner à écrire de telles platitudes, bien qu’on les aime actuellement[2] ». Il faut sans doute prendre ces derniers mots à la lettre. Flaubert est, à un certain point de vue, sur une pente où il descend. Dans Madame Bovary et dans Salammbô il y avait une certaine idée d’être désagréable au lecteur, de bousculer des idées reçues, il prenait la plume dans une sorte de défi et d’assaut, et cela contribuait à la fraîcheur, à la santé et au nerf de l’œuvre. Et s’il y en a encore des restes dans l’Éducation, si le dernier mot du livre était fait pour soulever un tollé général, il n’en demeure pas moins que le roman a été écrit pour plaire au public, surtout

  1. Correspondance, t. V, p. 162.
  2. Correspondance, t. V, p. 92.