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plutôt qu’au local. Le conflit des riches et du parti populaire, d’Hamilcar et d’Hannon, est rendu d’une manière qui nous anime non seulement l’intérieur de Carthage, mais celui d’une cité antique. La scène du conseil est peut-être le tableau le plus saisissant et le plus profond qu’on ait fait d’une assemblée politique ; on peut le mettre hardiment à côté du discours d’Antoine dans Jules César, du récit de la conjuration dans Cinna.

Les trois chefs carthaginois, Hamilcar, Giscon, Hannon, sont diversifiés et opposés avec adresse. Le plus vivant est peut-être le plus simple, le plus militaire, Giscon. Pour que Carthage ait pu se maintenir et prospérer six siècles, il fallait qu’elle fût fixée par des chefs comme lui, comme par des ancres de fer. Essayant de ressusciter une grande cité antique, Flaubert s’est attaché aux solides valeurs civiques. Hamilcar, plus complexe que Giscon, ne vit pas à la manière d’un personnage de roman, mais à celle d’une figure d’histoire dans Tite-Live ou Plutarque. Les pages qui le montrent parmi ses richesses lui donnent un peu artificiellement son apparence de Carthaginois avide, mais en dehors de cela c’est le général antique raconté par un historien, en style d’historien, Lysandre ou Marcellus. Hannon, en qui Flaubert s’est diverti à portraiturer l’éléphantiasis d’Afrique, offre plus de pittoresque banal, plus de traits du roman historique moderne. Dans Narr’Havas enfin, Flaubert a superposé habilement tout ce qui peut en faire un type éternel du nomade astucieux, instable, fuyant dans tous les sens des mots ; il en emprunte les traits non seulement au Jugurtha de Salluste, mais aux Parthes de la Vie de Crassus dans Plutarque. Flaubert possède et exprime son Afrique avec science et solidité. Ne demandons pas à ses personnages une réalité romanesque alors qu’ils ont une réalité épique. Et Salammbô reste après tout le seul roman auquel aient été incorporés l’allure, le visage et le style de l’histoire.

Le style de Salammbô donne l’idée ou tient la place d’un style historique, inspiré des anciens, qui manque à notre littérature. Quelques pages de Retz et de Bossuet nous montrent ce qu’aurait pu être la narration du grand historien, nourri de Salluste, de Tite-Live et de Tacite, que le XVIIe siècle n’a pas eu. Au XVIIIe, le moment était passé : la narration