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nent trop souvent. On sera harassé de tous ces troupiers féroces. » Je ne trouve pas. Les scènes militaires à redites fatigueraient en effet si on était en présence d’un roman. Mais, dans les grandes lignes, Flaubert a suivi le récit de Polybe ; le lecteur doit le savoir, on peut bien lui demander cela. Modifié çà et là pour obtenir un effet, le récit historique sert de fond, avec ses longueurs nécessaires, et c’est sur lui que doivent se modeler, s’ajuster l’histoire de Salammbô et l’élément romanesque.

Ce droit de modeler la durée de son roman sur la durée historique qu’il tient de Polybe, on le reconnaîtra d’autant mieux à Flaubert qu’il paraît posséder à un plus haut degré, dans Salammbô, le sens de l’histoire et le style de l’histoire.

Je dis le sens de l’histoire, qui appartient au talent, et non le sens de l’archéologie, qui relève du métier. La question archéologique, en ce qui concerne la restitution tentée dans Salammbô, est résolue depuis longtemps. La valeur archéologique de l’ouvrage est nulle, et Flaubert se trouve ici à cent coudées au-dessous d’Anacharsis lui-même. Son travail de recherches, assez considérable, ne lui a pas été inutile, loin de là, car il y était guidé par le sens du pittoresque, et savait tomber au juste sur tout ce qui devait lui permettre de belles images, mais la liste incomplète de ses erreurs a été suffisamment dressée pour que nous ne nous en laissions pas imposer par la lettre, d’ailleurs très verveuse à Frœhner. Il n’en va pas de même du sens historique très remarquable dont il fait preuve. L’idée qu’il donne de Carthage est juste. Il a saisi avec exactitude les causes de sa grandeur et de sa faiblesse. Il les a exprimées dans un style historique d’une solidité, d’une netteté, d’une autorité parfaites. Ce style a pour corps la force intelligente, condensée et comme épigrammatique de Voltaire et de Montesquieu, et pour âme un souffle oratoire discipliné à la Chateaubriand. « Le génie politique manquait à Carthage. Son éternel souci du gain l’empêchait d’avoir cette prudence que donnent des ambitions plus hautes. Galère ancrée sur le sable libyque, elle s’y maintenait à force de travail. Les nations, comme des flots, mugissaient autour d’elle, et la moindre tempête ébranlait cette formidable machine. » Flaubert a surtout saisi avec justesse ce qui dans la psychologie politique de Carthage appartient au général