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littéraire, comme l’Algérie figure dans l’extension et dans le corps de la France.

Pendant que Saint Antoine dort dans le tiroir de Flaubert, il semble que l’artiste lui ait enlevé une côte pour en faire Salammbô, une figure de la femme prise dans les traditions de l’Orient et dans une généralité qui lui donne parfois le visage de l’Ève éternelle. C’est à Ève que nous songeons devant le serpent, celui dont les Ophites, dans la première Tentation, disaient : « Sois adoré, grand serpent noir qui as des taches d’or comme le ciel a des étoiles ! Beau serpent que chérissent les filles d’Ève. » Certes, le personnage de Salammbô n’est pas un personnage autour duquel on tourne et qui ait ses trois dimensions ; mais il est incorporé au rythme général et à la pensée profonde de l’œuvre, les mêmes que ceux qui font la beauté et le sens d’une porte de bronze historiée ; il est appliqué contre la ville, comme la ville est appliquée à l’Orient et à l’Afrique. Comme Carthage même, il a derrière lui une profondeur indéfinie et une sorte d’horreur sacrée.

Il en est de même, d’ailleurs, de tous les personnages principaux. Mathô et Hamilcar ne vivent pas par eux seuls. Ils seraient insuffisants comme peintures individuelles, si derrière eux il n’y avait pas des masses, ici l’armée des mercenaires, et là Carthage. Et l’image de Carthage elle-même serait insuffisante si derrière elle il n’y avait pas, de trois côtés, ces trois arrière-plans pleins de mystères et de présences obscures : le monde de la Méditerranée, l’Orient, l’Afrique. Si le roman historique implique une certaine idée de l’espace et du temps, on peut dire que Flaubert l’a transformé en repensant l’espace et le temps historiques avec un cerveau d’artiste original.

« Mathô et Salammbô, dit Faguet, ne sont analysés ni pénétrés ni l’un ni l’autre. » Et, jugeant toutes les œuvres d’art sur le même étalon, il conclut qu’ils n’existent pas. Mais si l’analyse psychologique est une chose, Salammbô relève d’une certaine poésie, qui en est une autre. Tristan et Yseult non plus ne sont « analysés » ni l’un ni l’autre, ni le Satyre de Victor Hugo.

Salammbô est écrite par un romancier sur des idées de poète. L’idée poétique, pas compliquée à la conception et très compliquée dans l’exécution, consiste à mettre en valeur l’un par l’autre un élément femelle et un élément mâle : Tanit