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touché jusqu’au plus profond de mon être, quand je songe aux carènes romaines qui fendaient les vagues immobiles et éternellement ondulantes de cette mer toujours jeune ; l’Océan est peut-être plus beau, mais l’absence de marées qui divisent le temps en périodes régulières semble nous faire oublier que le passé est loin et qu’il y a eu des siècles entre Cléopâtre et moi[1]. » Le sujet de Salammbô est évidemment, à sa façon, une réaction contre le classique grec et latin, mais il n’en a pas moins pour fond le mare nostrum, la Méditerranée éternelle, il ne s’en rattache pas moins à cette série de Sommes méditerranéennes dont le prototype est fourni par l’Odyssée.

La Méditerranée, et aussi son contraire et son plateau alterné de balance, le bloc continental de mystère, de prodige et de fables qu’est l’Afrique. Bien avant de songer à Salammbô Flaubert écrivait : « Pourquoi cette phrase de Rabelais me trotte-t-elle dans la tête : Afrique apporte toujours quelque chose de nouveau. Je la trouve pleine d’autruches, de girafes, d’hippopotames et de poudre d’or[2]. » La réponse est facile. La phrase lui trottait dans la tête parce qu’elle se confondait avec ce nouveau qu’il cherchait pour son roman, et avec le prestige même de l’Afrique. L’idée de Salammbô remuait obscurément dans son cerveau. Dans une lettre de la même époque, il s’extasie devant cette phrase des Contes de Perrault : « Il vint des rois de tous les pays ; les uns en chaise à porteurs, d’autres en cabriolet, et les plus éloignés montés sur des éléphants, sur des tigres, sur des aigles. » Il semble qu’on y voie le dessin de cette mystérieuse et inconsciente convocation, de cet appel d’air qui attire contre Carthage, derrière le premier plan des mercenaires méditerranéens et septentrionaux, tous ces peuples africains, les plus lointains et les plus sauvages, jusqu’aux noires racines animales de l’arbre humain.

Si, dans Salammbô, Flaubert avait trouvé d’abord une occasion de s’évader, si Carthage lui avait semblé posée comme une liberté et une joie par-delà l’horizon à la fin exaspérant d’Yonville, il ne tarda pas à s’apercevoir que cela non plus n’était pas un travail drôle. Malheureusement, aucune Louise

  1. Correspondance, t. I, p. 171.
  2. Correspondance, t. III, p. 333.