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que nous ne puissions nous intéresser à lui et pleurer sur lui. Lamartine pleurait sur Emma, dont il trouvait l’expiation trop dure. La Rome de Faguet figure d’ailleurs dans Madame Bovary. C’est Homais. Nous connaissons assez d’histoire contemporaine pour savoir que, si la clef des destinées d’Emma était celle-là même du capharnaüm, la clef des destinées d’Yonville et de l’État se trouve chez Homais. Mais Flaubert se fait un malin plaisir de bousculer le roman, historique ou autre, tel que le comprennent les critiques, tel qu’il faut qu’il soit pour les prendre. Évidemment « il y a des fois où ce sujet de Carthage m’effraie tellement (par son vide) que je suis sur le point d’y renoncer », écrira-t-il à Duplan. Mais c’étaient là déjà des moments nécessaires de la Bovary.

Ce « conte d’Orient » qu’il rêvait depuis la Tentation, Flaubert voulait lui donner une figure réaliste : un Orient où l’on sentît que l’auteur de Madame Bovary avait passé. Le génie dur et précis de Carthage, avec ses façons d’inventaire commercial, lui fournissait un bon cadre : une cité mercantile, croisement des routes de la Méditerranée, et ayant derrière elle le mystère africain, faisait un admirable prétexte à un débordement décoratif. Ici, d’ailleurs, nous rentrons dans certaines lois du roman historique : tandis qu’Anacharsis et les Martyrs choisissaient des époques de transition, c’est-à-dire de multiplicité dans le temps, Flaubert est séduit en Carthage par une multiplicité dans l’espace, le caractère de complexité et de fusion propre à une place commerciale. « La colline de l’Acropole, au centre de Byrsa, disparaissait sous un désordre de monuments… Tout cela montait l’un sur l’autre en se cachant, à demi, d’une façon merveilleuse et incompréhensible. On y sentait la succession des âges et comme des souvenirs de patries oubliées. » Et voilà bien le Glaucus marin que le romantisme cherche dans les ruines, le plus de choses disparates déposées par la nature et l’histoire. Carthage, l’Afrique, l’armée des mercenaires où tous les peuples sont mêlés, ce sont ces Babels complexes que Barrès voudrait voir sur l’Acropole d’Athènes pour en faire une Acropole carthaginoise : on a reconnu la question de la tour franque.

Flaubert écrivait en 1845, lors de son premier voyage d’Italie : « Je porte l’amour de l’antiquité dans mes entrailles, je suis