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logie, celle de l’œil d’artiste, cela ne l’empêchera pas de créer, lui aussi, des types, et de faire naître des idées.

S’il a choisi très délibérément ce sujet carthaginois, c’est que les communications de Carthage avec nous sont à peu près coupées, que Carthage figure dans l’antiquité classique comme un bloc isolé, un aérolithe étranger par sa civilisation à ce qui l’entoure, un type de cité singulier qui a disparu, semble-t-il, sans laisser quoi que ce soit dans le courant commun de la culture. De sorte que Flaubert prend ici un sujet qui soit étranger à la continuité humaine d’Occident, comme il avait pensé prendre dans Madame Bovary un sujet étranger à son courant intérieur, un sujet qui se tienne suspendu par lui-même, pur de toute attache d’actualité, et qu’on puisse traiter du point de vue unique du style. De là, le malentendu de Flaubert et du public qui s’en tient à la conception courante du roman historique. Faguet écrit encore, un demi-siècle après Salammbô :

« Dans Salammbô, il est question de la lutte contre Carthage et des mercenaires barbares qui se sont mis à sa solde et qui, trompés par elle, se sont irrités contre elle. Aucun parti ne nous passionne. Que Mathô ou Hannon triomphe, il ne nous importe. Férocité barbare, férocité punique, l’une contre l’autre, que celle-ci soit victorieuse ou celle-là, rien ne nous est plus étranger. On se surprend, en lisant Salammbô, à s’intéresser à ce dont il n’y est nullement question, c’est-à-dire à Rome. On se surprend à dire : Rome à la fin interviendra, et ce sera intéressant, parce que nous connaissons assez d’histoire pour savoir que la clef des destinées du monde est à Rome, et que, si Rome intervenait, le roman rentrerait dans les conditions du roman historique tel que nous le comprenons, tel qu’il faut qu’il soit pour nous prendre[1]. »

Flaubert ne s’est nullement soucié de passionner son lecteur. Seulement le public est le public, et Faguet est ici du public, du gros public. Dans cette histoire de Salammbô qui ressemble à celle de Judith, il cherche un pauvre Holopherne à qui s’intéresser et sur qui verser sa larme. Edmond Texier en disait autant de Madame Bovary. Il regrette que Charles Bovary ne soit pas présenté comme un martyr du mariage,

  1. FAGUET, Gustave Flaubert, p. 49.