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avait passés à Yonville finissaient par lui peser autant que la vie conjugale à Emma.

Flaubert avait pensé d’abord faire succéder Saint Antoine à Madame Bovary. C’est le procès qui l’en détourne. On ne manquerait pas de voir des obscénités dans sa diablerie, et d’associer à l’auteur de Saint Antoine le compagnon de saint Antoine. « J’avais, écrit-il à Mme Pradier en février 1857, l’intention de publier un autre bouquin qui m’a demandé plusieurs années de travail, un livre fait avec les Pères de l’Église, tout plein de mythologie et d’antiquité. Il faut que je me prive de ce plaisir, car il m’entraînerait en cour d’assises net. »

Au moment même où il s’était mis à Madame Bovary, il avait eu l’idée de la faire suivre d’un roman sur l’Orient antique. « J’en ferai, de l’Orient (dans dix-huit mois), mais sans turbans, pipes ni odalisques, de l’Orient antique, et il faudra que celui de tous ces barbouilleurs-là soit comme une gravure à côté d’une peinture. Voilà en effet le conte égyptien qui me trotte dans la tête[1]. » Ce conte égyptien était Anubis, histoire d’une femme amoureuse d’un dieu. Ainsi Flaubert se proposait de donner deux épreuves de cette femme au cœur inquiet, pleine de rêves et d’aspirations infinies, en laquelle s’exprimait une partie, la principale, de sa propre nature. Cette même année 1853 il écrivait à Louise : « Ah ! c’est que j’ai passé bien des heures de ma vie, au coin de mon feu, à me meubler des palais, et à rêver des livrées, pour quand j’aurai un million de rentes ! Je me suis vu aux pieds des cothurnes, sur lesquels il y avait des étoiles de diamant ! J’ai entendu hennir, sous des perrons imaginaires, des attelages qui feraient crever l’Angleterre de jalousie. Quel festin ! Quels services de table ! Comme c’était servi et bon ! Les fruits des pays de toute la terre débordaient dans des corbeilles faites de leurs feuilles ! On servait les huîtres avec le varech et il y avait, tout autour de la salle à manger, un espalier de jasmins en fleurs où s’ébattaient des bengalis[2]. » Évidemment il y a là, de lui à Louise Colet, beaucoup de littérature, mais c’est aussi à de la littérature, à une double littérature que cela aboutit ; d’un côté le bal de la Vaubyessard, de l’autre les festins de la Tentation, de Salammbô et d’Hérodias.

  1. Correspondance, t. III. p. 229.
  2. Correspondance, t. IV. p. 24.