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de Flaubert. La critique, désemparée devant Madame Bovary, et manquant de termes de comparaison, chercha une échelle pour la mesurer, en général Balzac. Le critique de l’Illustration, Charles Texier, écrit : « Quant à Charles Bovary, ce mari tranquille, amoureux de sa femme, il m’intéresserait et ses malheurs immérités m’arracheraient des larmes, si l’auteur, par une inexplicable maladresse, n’avait pris plaisir à en faire, dès le début, une de ces vulgaires effigies dont les traits ne peuvent se fixer en aucune mémoire. Là cependant était tout l’intérêt du drame : un peu moins de vulgarité dans ses manières, et Charles Bovary mourant, foudroyé par la douleur, restait dans le souvenir du lecteur comme le martyr du foyer domestique, comme un ami dont on se souvient toujours. » Remarquable spécimen du critique intelligent qui veut indiquer à l’auteur ce qu’il aurait fait à sa place ! Il met d’ailleurs fort bien le doigt, pour les déplorer, sur les éléments nouveaux que Flaubert apporte au roman, sur tout ce qui lui permet de ne pas faire un autre Père Goriot. C’est encore le Père Goriot que Charles de Mazade, dans la Revue des Deux Mondes du 1er mai 1857, jette dans les jambes de Flaubert. Les articles d’Homais, dans le Fanal, sont des chefs-d’œuvre d’observation et de style à côté des réflexions mazadoises : « Ce n’est pas, il faut bien le remarquer, que Madame Bovary soit un ouvrage où il n’y a (sic) point de talent ; seulement, dans ce talent, il y a jusqu’ici plus d’imitation et de recherche que d’originalité. L’auteur a un certain don d’observation vigoureuse et âcre, mais il saisit les objets pour ainsi dire par l’extérieur sans pénétrer jusqu’aux profondeurs de la vie morale. Il croit tracer des caractères, il fait des caricatures ; il croit décrire des scènes vraies et passionnées, ces scènes ne sont qu’étranges et sensuelles. »

Tout cela est d’ailleurs maintenant indifférent à Flaubert. Sa Bovary, derrière lui, ne l’occupe plus. Après avoir vécu si longtemps avec elle, il en est excédé. Pour que le sujet le séduisît et parlât à son imagination, il avait fallu qu’il le conçût dans son voyage d’Orient, comme un alibi. Mais il y avait beau temps que cet alibi était épuisé et il lui en fallait un autre. « Un livre, dit-il, n’a jamais été pour moi qu’une manière de vivre dans un milieu quelconque[1] », et les quatre ans qu’il

  1. Correspondance, t. IV, p. 299.