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haine nous emporte et nous devenons criminels à force d’injustice. »

Quoi qu’il en fût, les suppressions ne sauvèrent rien. La Revue et Flaubert furent poursuivis pour outrages aux bonnes mœurs.

Flaubert ne prit pas du tout cette poursuite en plaisanterie. Il se vit dans la situation d’Homais lorsque le procureur le fait mander, pour lui ordonner de ne plus s’occuper de médecine : le pauvre pharmacien se sent déjà sur la paille humide, et doit boire un verre de garus pour remettre ses jambes flageolantes. Le coup, paraît-il, vient du ministre de l’Intérieur. On veut donner une leçon à la Revue de Paris, trop indépendante. Et le clergé est là-dedans, car on dit que le principal grief du Parquet, c’est l’offense à la religion représentée par la scène de l’Extrême-Onction. Que dis-je, le clergé ! « Messieurs de Loyola » eux-mêmes ! Flaubert s’en prend aux jésuites, qu’il distingue, comme de rigueur, en ceux de robe longue et ceux de robe courte[1]. Il devient d’un anticléricalisme plus débridé que celui d’Homais. À ce moment, l’archevêque de Paris est assassiné. « La mort de l’archevêque de Paris me sert, je crois. Quelle chance que l’assassinat soit commis par un autre prêtre ! On va peut-être finir par ouvrir les yeux ! » Les Goncourt n’auront jamais cette chance. Ô littérature, que de crimes on voudrait voir commettre en ton nom ! Et Flaubert conclut : « Quel métier ! quel monde ! quelles canailles ! »

Heureusement tout s’arrangea. Les machinations de Rodin furent déjouées. Flaubert fut acquitté, après un réquisitoire ridicule de Pinard et une plaidoirie bien tournée de Sénard. Et il ne resta du procès que le bruit nécessaire pour assurer le succès du roman lorsqu’il parut en volume chez Michel Lévy.

Succès énorme de la part du public, grimaces ou tollé de la part de la critique. Faguet dit avec raison : « Il faut bien savoir que c’est le public qui a fait le succès de Madame Bovary et qui a imposé Flaubert, peu à peu, à la critique. » L’article de Sainte-Beuve, assez juste de ton, mais incertain et timide, nous fait bien voir ce que la critique la plus intelligente pouvait alors supporter. Il loue Madame Bovary à peu près dans la même mesure que Fanny, dont le succès balança celui du roman

  1. Correspondance, t. IV, p. 150.