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Emma et Bournisien détonne, et Bouilhet et Du Camp auraient mieux fait d’en réclamer la modification que de s’acharner après le jouet des enfants Homais. Il est vrai que c’est tout le caractère de Bournisien qu’il eût fallu modifier et faire passer de la charge à l’humanité. Bournisien nous paraît presque au-dessous d’un pope de l’Église orthodoxe. Un infirme d’esprit comme lui saurait-il faire un prêtre, un instituteur, un sous-officier ? Tout le dialogue dans lequel Emma parle de son âme quand Bournisien comprend le corps (vous soulagez toutes les misères. — Oui, on m’a fait appeler pour une vache qui avait l’enfle, etc.) ne saurait figurer qu’au théâtre de la foire ou dans Courteline. Le discours de Bournisien au pied-bot opéré et malade peut faire rire : « Tu négligeais un peu tes devoirs, on te voyait rarement à l’office divin ; combien y a-t-il d’années que tu ne t’es approché de la sainte Table ? Je comprends que tes occupations, que le tourbillon du monde aient pu t’écarter du soin de ton salut… » Mais ce rire a pour victime Hippolyte autant et plus que Bournisien, et c’est un rire authentique de bourgeois certainement ; même de bourgeois tout court. Flaubert est même si content de sa plaisanterie qu’il la replace dans la bouche d’Homais, quand il recommande à l’Aveugle des viandes fortifiantes et du bordeaux.

Bournisien reste au-dessous du curé moyen : c’est un magot. Au contraire, Homais dépasse le pharmacien. Intellectuel d’Yonville, il figure le Voltaire local. Sa campagne de presse pour se débarrasser de l’Aveugle est aussi forte, sur son théâtre restreint, que celle d’un journaliste parisien contre le ministre qui lui a fait tort, et Flaubert se départit en sa faveur de son impassibilité habituelle, appelle cette campagne « une batterie cachée qui décelait la profondeur de son intelligence et la scélératesse de sa vanité ». La profondeur de son intelligence ? Parfaitement ! Et ce n’est pas une ironie. Homais est intelligent. De Flaubert et de lui le plus anticlérical ce serait Flaubert, lorsqu’il fait de Bournisien la profondeur même ou l’abîme de l’imbécillité. Il est vrai que dans le Juif Errant il y a aussi la profondeur de l’intelligence de Rodin.

L’apothéose sur laquelle finit le roman, nous la voyons en effet d’accord avec l’évolution politique et sociale de la France. Homais est le triomphateur. Et d’abord triomphateur chez lui ; il apparaît ceinturé d’or à son épouse éblouie