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Madame Bovary ont, sous différentes figures, ce trait commun, la lâcheté : Charles, Homais, Léon, Rodolphe. Mais la lâcheté que Flaubert attribue à tous les hommes n’est évidemment pas le manque absolu de courage, celui qui rend Homais grotesque à la fin de la scène du Comice. Il s’agit probablement de la lâcheté du sexe fort devant le sexe dit faible. Flaubert et Bouilhet ont écrit sous ce titre du Sexe faible une pièce sans valeur, où le sexe faible c’est l’homme. Et telle était sans doute la pensée de Flaubert dans la phrase de Madame Bovary : l’homme est lâche devant la femme, c’est-à-dire devant l’amour ; car le courage propre à l’homme se trouve dans la volonté, et le courage propre à la femme se trouve dans l’amour. La femme cède ou se dérobe devant l’homme qui sait vouloir ; l’homme cède ou se dérobe devant la femme qui sait aimer. Le monde que peint Madame Bovary est un monde qui se défait, et où Flaubert a systématiquement supprimé la volonté, c’est-à-dire la valeur masculine. Dès lors, devant la seule valeur vraie qu’il ait gardée, l’amour, tous ses hommes sont lâches, de cette lâcheté que dans ses lettres brûlées Louise a dû reprocher parfois à Flaubert. La première nuit qu’Emma passe dans sa tombe, « Rodolphe, qui, pour se distraire, avait battu le bois toute la journée, dormait tranquillement dans son château ; et Léon, là-bas, dormait aussi ».

Un seul être garde, dans cette débâcle de l’homme, un cœur. « Il y en avait un autre qui, à cette heure-là, ne dormait pas. Sur la fosse, entre les sapins, un enfant pleurait, agenouillé, et sa poitrine, brisée par les sanglots, haletait dans l’ombre, sous la pression d’un regret plus doux que la lune et plus insondable que la nuit. La grille tout à coup craqua. C’était Lestiboudois ; il venait chercher sa bêche qu’il avait oubliée tantôt. Il reconnut Justin escaladant le mur, et sut alors à quoi s’en tenir sur le malfaiteur qui lui dérobait ses pommes de terre. » Flaubert a fait certainement Justin avec quelques-uns de ses souvenirs d’enfance, et en particulier son amour de collégien pour Mme  Schlesinger. Mais, ici encore, il n’utilise son passé que pour le dominer et le parodier. Le Flaubert qui restait en extase devant les bottines de femme se retrouve dans le gamin qui sollicite de la bonne la faveur de « faire les chaussures d’Emma » et en regarde la poussière sous la brosse monter comme un encens dans le soleil.