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profonde nature, le chœur épais des bêtes à cornes. Dominant avec Emma cette place comble d’humains et de bétail, où les phrases du conseiller sont coupées par des mugissements de bœufs et des bêlements d’agneaux, Rodolphe est bien venu de dire : « Est-ce que cette conjuration du monde ne vous révolte pas ? Est-il un seul sentiment qu’il ne condamne ? Les instincts les plus nobles, les sympathies les plus pures… » Phrases professionnelles qui s’adressent à toutes les femmes comme celles du conseiller à tous les Comices. Les deux séries d’idées reçues s’entrecroisent, et, comme la pluie sur les champs, tombent d’un côté sur Homais, de l’autre sur Emma.

Et quand Rodolphe dévide consciemment la série des paroles rituelles par lesquelles on séduit une femme telle qu’Emma, il semble un être général plutôt qu’un être individuel. On sent que Flaubert élimine de lui avec un art étonnant tout ce qui n’a pas été déjà pensé, dit et fait des millions de fois. Les observateurs d’insectes, quand ils placent dans leur caisse vitrée, pour l’amour ou la bataille, des grillons ou des mantes, se donnent pour spectacle des habitudes d’espèces. Si un Micromégas, observateur de ce genre, prenait des êtres humains pour obtenir ces scènes typiques, ces drames impersonnels de l’espèce, il ressemblerait à Flaubert, et ses sujets d’étude à Rodolphe et à Emma. De là une impersonnalité qui devient inhumanité et nous donne conscience de l’homme comme d’une espèce animale. Quand, Rodolphe étant en visite, Charles est entré, Rodolphe se disposait à se faire conduire par Emma dans sa chambre, sous un prétexte, la sentant à point. Il prend alors un détour, celui de la promenade à cheval, et il la mène dans une clairière, qu’il connaît exactement, comme il l’eût conduite dans sa chambre. « Je suis fatiguée, dit-elle. — Allons, essayez encore ! reprit-il. Du courage ! » Une fois arrivée elle résiste, elle se lève. Qu’à cela ne tienne ! Il feint de céder et la guide vers un étang. Il sait que ce changement de lieu suffira pour qu’elle change de dispositions et s’abandonne. Quand Valmont séduit ses victimes, nous n’avons pas cette impression de mécanisme et de fatalité, nous ne nous sentons pas dans cette atmosphère de sécheresse cruelle. C’est que l’art est différent. Derrière Valmont, Cécile, la Présidente, nous ne voyons pas, comme derrière Rodolphe et Léon, derrière Charles et Emma, des types, des signes vivants, des êtres représentatifs