Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/110

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La vie d’artiste figure sur son horizon lointain comme sur celui d’Homais : on ne l’imaginerait pas sur celui de Charles. Quand il se propose de partir pour Paris : « Il y mènerait une vie d’artiste ! Il y prendrait des leçons de guitare ! Il aurait une robe de chambre, un béret basque, des pantoufles de velours bleu. » Il a les idées « de son âge ». Il est « comme doit être » un jeune homme. Un curieux passage de la première édition, supprimé ensuite, le montrait prenant dans le souvenir d’Emma le rôle que tenaient auparavant les images du bal de la Vaubyessard. « Au souvenir de la vaisselle d’argent et des couteaux de nacre, elle n’avait pas tressailli si fort qu’en se rappelant le rire de sa voix et la rangée de ses dents blanches. Des conversations lui revenaient à la mémoire, plus mélodieuses et pénétrantes que le chant des flûtes et que l’accord des cuivres ; des regards qu’elle avait surpris lançaient des feux comme des girandoles de cristal, et l’odeur de sa chevelure et la douceur de son haleine lui faisaient se gonfler la poitrine mieux qu’à la bouffée des serres chaudes et qu’au parfum des magnolias. » Peut-être Flaubert a-t-il bien fait de rayer cette page qui semble échappée de la première Tentation. Mais elle formait une sorte de mythe qui éclairait fort bien la place de Léon et les sentiments d’Emma. L’échappée de vie brillante et heureuse qu’a été le bal de la Vaubyessard, cette bouffée de sensualité physique par un soupirail resté présent dans son existence, elle prend une autre figure dans un corps d’amant qui n’est en effet qu’une occasion de contact physique et de plaisir sensuel. « Il faut que jeunesse se passe » est une idée reçue. Léon figure cette jeunesse qui se passe, avec l’apparence qu’elle doit avoir pour figurer dans le Dictionnaire.

Il y a deux Léon : Léon à Yonville, et Léon à Rouen après son séjour à Paris. Le gros sou est frappé, sur les deux faces, à deux effigies différentes, mais pareillement coutumières et prévues. À Rouen, il est ce qu’un jeune homme qui a été à Paris doit être. À Paris, il s’est défait de sa naïveté, il est devenu un homme, il sait qu’il doit avoir une femme mariée, comme Frédéric Mme Dambreuse, et qu’Emma est à point. La chute d’Emma avec Léon ressemble à sa chute avec Rodolphe. Dans le fiacre comme dans la forêt, les deux hommes ne sont que le mâle sous une loupe d’entomologiste. Le mâle la veut, la cherche, lui tend un piège, ici dans la cathédrale,