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Satisfait des autres, il l’est, par surcroît, de la vie. Il est installé en elle et la broute, comme un herbivore dans un pré. La naissance de leur fille marque pour Emma un nouvel échec de sa vie sacrifiée. Mais Charles, « l’idée d’avoir engendré le délectait. Rien ne lui manquait à présent. Il connaissait l’existence humaine tout du long et s’y attablait sur les deux coudes avec sérénité ». Le vrai péché originel de l’esprit pour Flaubert : être content de la vie, content de l’avoir transmise, être l’homme de la nature, méprisé par l’homme de la grâce.

Flaubert, dans le plan de son roman, appelle Léon une « nature pareille à celle de Charles, mais supérieure physiquement et moralement, surtout comme éducation ». (Il s’en explique d’ailleurs dans la lettre à Louise Colet du 17 janvier 1852.) Il sera à peu près pareil à lui quand il aura acheté une étude et qu’il aura épousé Mlle  Léocadie Lebœuf. Seulement il a des idées reçues un peu plus récentes, à bouts vernis, celles d’un clerc qui écrit la lettre moulée, ne porte pas la barbe en collier et sait parler à une dame. Quand il entend Emma prononcer sur Charles la terrible litote qui indique qu’un des deux conjoints est mort pour l’autre, et que la voie est libre pour un amant ou une maîtresse : « Il est si bon ! » cet éloge lui est bien un peu désagréable, mais il s’incline devant le prestige de Charles. « Le clerc affectionnait M. Bovary » et reconnaissait en cet homme son image agrandie. Il est fait pour se couler aussi passivement que lui dans la vie sociale et pour s’adapter aussi exactement à sa mesure.

La différence principale serait qu’il y a dans Léon quelque féminité superficielle, le minimum nécessaire pour faire miroir devant une femme, alors que la nature de Charles exclut évidemment jusqu’au moindre atome de nature féminine. Lors de leur première rencontre, à ce repas au Lion d’Or, merveilleuse ouverture du séjour des Bovary à Yonville, dans cette conversation, trottoir-roulant des idées reçues, Léon commence la conquête intellectuelle d’Emma (en attendant l’autre), quand il fait défiler devant elle toutes les idées reçues qu’elle partage, exhibe une âme sœur de la sienne et abreuvée aux mêmes sources. S’il ressemble à Charles, il ressemble aussi à Emma. Des deux côtés, il a de quoi être bien accueilli dans le ménage.