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est à Faust ce que le Lutrin est à l’Enéide, c’est-à-dire, d’un certain point de vue et avec ce sentiment du « grotesque triste » qu’avait Flaubert, une parodie. Mais enfin, comme disait Rodin, une statuette de Tanagra peut être aussi grande et plus grande que la tour Eiffel. La grandeur est faite de rapports et non de dimensions, est une œuvre d’art et non une œuvre de matière, et Madame Bovary contient les mêmes rapports d’humanité, par conséquent la même humanité que Faust. La disproportion entre le rêve et la réalité, la tristesse et les désillusions qui suivent les ambitions de science, d’amour ou d’action, ce qui a fourni à d’autres littératures les types de Don Quichotte et de Faust, a fourni, dans le pays de La Fontaine et de Voltaire, le type d’Emma Bovary, et n’a fourni que celui-là.

Rousseau, qui reprochait à Molière d’avoir rendu la vertu ridicule, aurait estimé pareillement que Flaubert, en Charles Bovary, ridiculisait la bonté. Cet homme qui n’a jamais fait de mal à personne est, du même fonds, le type de l’imbécile. Imbécile dans sa pensée, « trottoir de rue » où ne passent que des idées reçues. Imbécile en action, incapable de faire quoi que ce soit, s’effondrant dans la lamentable opération du pied-bot, triple aveugle entre sa femme qui le trompe, le pharmacien qui le supplante et les gens de loi qui rongent sa maison. En réalisant de façon si vivante un personnage si paradoxalement nul, Flaubert a accompli un tour de force pareil à celui du chapeau chinois de Villiers, jouant sans défaillance une partition faite tout entière de silences. Peut-être y a-t-il là une idéalisation par en bas qui fait de Charles le personnage le moins vraisemblable du roman. La vie n’arrive jamais à user aussi parfaitement un galet. Cette absence pure de caractère est un caractère rare. On conçoit que le mot sur la fatalité sorte naturellement de lui. Toute sa vie il a été agi. Il semble que son infortune conjugale soit vraiment sa seule raison d’être et arrive seule à lui donner quelque figure. Avant la promenade à cheval qui va consommer son malheur, il écrit à M. Boulanger que « sa femme était à sa disposition », et quand elle revient, il lui trouvera « bonne mine ». Ce cocuage spontané fait fonction chez lui d’esprit, comme la faute de la fatalité fait fonction de philosophie.

Pour sa femme, il n’est pas quelqu’un, il n’est pas quelque chose. Il est. Et cette existence nue devient pour elle l’exis-