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le meilleur moyen de faire du faux). Mais elles s’accordent dans la chair et le sang d’une créature vivante. La beauté pour la femme est d’abord la beauté du décor, et, pour une bourgeoise fille de paysan, la substance et le poids de la vie seront faits naturellement d’une certaine argenterie vulgaire. On a remarqué qu’avec Gil Blas le roman fait une part à la nourriture, et que Lesage le premier met ses gens à table. Balzac avait introduit pareillement dans le roman des vies dont le tragique est fait de l’accroissement ou de la diminution d’une fortune, et où tous les sentiments subissent le reflet ou la déformation de l’argent. Il y avait là, au XIXe siècle, une véritable nécessité du roman réaliste. Dans le monde bourgeois (et aussi dans l’autre), l’amour ne s’isole pas plus de l’argent que dans la tragédie classique il ne s’isolait de l’ambition, de la gloire, des affaires des rois. Léon et Lheureux sont, dans la dernière partie du roman, les deux bouts de la chandelle ridicule qu’Emma brûle à la fois.

Tout ce côté du roman est amorcé par le bal de la Vauhyessart. Emma avait des souliers de satin « dont la semelle s’était jaunie à la cire glissante du parquet. Son cœur était comme eux ; au frottement de la richesse, il s’était placé dessus quelque chose qui ne s’effacerait pas ». Elle avait vu autrefois l’amour comme une chose merveilleuse dans ses rêves de pension. Le bal du château lui a montré que ce monde des keepsakes et des romans existe, et elle l’identifie avec la richesse. Il lui en est resté le porte-cigares qu’elle a ramassé, et sur lequel elle reconstitue, comme sur un document archéologique, l’amour et le luxe, mêlés comme une âme et un corps en un songe de vie idéale. « Elle confondait, dans son désir, les sensualités du luxe avec les joies du cœur, l’élégance des habitudes avec les délicatesses du sentiment. » Et la même vie se déroulera pour elle en deux formes sur les deux registres. Les désillusions de l’une seront celles de l’autre. Rodolphe et Lheureux sont placés de chaque côté de sa vie pour l’exploiter et la perdre, non par méchanceté, mais parce qu’ils agissent selon la loi de la nature et de la société, selon le « droit », le droit du séducteur qui se confond en France avec le droit des mœurs, et le droit de l’usurier qui se confond avec le droit de la loi. Après la lettre de Rodolphe, Emma fait une longue maladie, elle manque de mourir, et, après l’exploit envoyé par Lheureux,