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sur lui-même. Emma incarne la double illusion dont la place en lui est encore fraîche. D’abord l’illusion dans le temps, qui est le propre du désir, et qui est d’ailleurs aussi nécessaire à la vie que l’eau aux plantes. « Elle ne croyait pas que les choses pussent se représenter les mêmes à des places différentes, et, puisque la portion vécue avait été mauvaise, sans doute ce qui restait à consommer serait meilleur. » Puis la même illusion dans l’espace : « Plus les choses étaient voisines, plus sa pensée s’en détournait. Tout ce qui l’entourait immédiatement, campagne ennuyeuse, petits bourgeois imbéciles, médiocrité de l’existence, lui-semblait une exception dans le monde, un hasard particulier où elle se trouvait prise, tandis qu’au-delà s’étendait à perte de vue l’immense pays des félicités et des passions. » Au couvent, elle rêvait du dehors, et plus tard, elle s’imaginera sa vie de couvent comme le seul moment où elle aura été heureuse, parce qu’à ce moment le monde n’était qu’une page blanche et son cœur une disponibilité infinie. Revenue chez son père, elle n’y peut supporter la vie rustique, et Charles, le médecin bien portant, qui parcourt les routes sur son cheval, est accepté par elle simplement parce qu’il est le dehors. Et quand elle l’a épousé, elle rêve, elle désire ailleurs. C’est donc bien, après la femme sensuelle qu’y voit Brunetière, la femme romanesque qu’y voit Faguet. Mais c’est encore autre chose.

C’est une malchanceuse, et Madame Bovary nous paraît par un certain côté le roman de l’échec, de la guigne, d’un engrenage de circonstances aussi obstinément défavorables que celles du Train de 8 h. 47. Emma est-elle si ridicule et se trompe-t-elle tellement lorsqu’elle pense qu’entre d’autres êtres, dans un autre milieu, ses désirs eussent été satisfaits et elle eût été relativement heureuse ? Certes, il est nécessaire que Don Quichotte soit déçu, car il vit dans un temps et dans un pays où il y a beaucoup de moulins à vent, mais pas du tout de chevaliers. La malchance n’y est pour rien, alors qu’elle est pour beaucoup dans le malheur d’Emma. À voir comme elle est facilement et durablement séduite par ses amants, il semble bien qu’un mari comme il y en a tout de même eût donné satisfaction à ses sens et à son cœur. Charles, dirait-on, a été construit exprès contre elle. Elle « avait fait des efforts pour l’aimer et s’était repentie en pleu-