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LE BERGSONISME

mérites, et au besoin par quels défauts, elle rappelle celle de Molière. » Toutes réserves faites sur le rapprochement avec le roman, il est certain que Molière nous présente — après La Fontaine — l’exemple d’un genre qui s’identifie avec un de ceux qui l’ont traité, absorbé en une expression définitive. Au lieu que l’élan vital de la tragédie et du drame aboutit également sur plusieurs voies, sans qu’on puisse dire qu’Eschyle, Sophocle, Shakespeare, Corneille, Racine, soient allés plus loin l’un que l’autre, l’élan de la comédie ne franchit tous les obstacles qu’avec Molière, comme l’élan vital proprement dit ne les a franchis, sur notre planète du moins, qu’avec l’homme.

M. Bergson attribue, disions-nous, au rire ces trois caractères : il est purement humain ; il ne s’adresse qu’à l’intelligence pure ; il ne concerne que l’homme en société.

Comme le génie tragique provoque la terreur et la pitié et les élève au sommet de l’art, le génie comique provoque le rire et en fait une réalité esthétique. Or l’art du XVIIe siècle constituait pour le rire vrai, pour le comique naturel et profond, un milieu privilégié, puisque ces trois caractères du rire sont ceux-là mêmes que toute la critique classique reconnaît aux formes littéraires nées autour de Louis XIV.

Le rire est purement humain, et l’art classique du XVIIe siècle, s’il n’est pas purement humain, tend de toutes ses forces à l’être. Le sentiment de la nature se cantonne à peu près dans La Fontaine, regardé d’un œil torve par Louis XIV, et exclu des grands genres par Boileau, ou dans madame de Sévigné, qui n’écrit pas des livres pour le public, mais des lettres à sa famille. Comme au centre de la sculpture grecque et de la peinture de la Renaissance, il y a, pour principe de cette littérature, sinon l’homme et la femme nus, du moins l’homme et la femme vrais, — l’Homo sum. La raison d’être de ce siècle littéraire est de descendre dans la nature humaine plus profondément et de l’exposer plus lucidement qu’on ne l’a fait avant ni après lui.

Le rire ne s’adresse qu’à l’intelligence pure. Il n’y a pas, dit M. Bergson, de comique sans impassibilité. La comédie doit donner au spectateur l’illusion qu’il comprend entièrement un personnage comique, qu’il le manie comme un objet, qu’il le possède. Le mécanique, c’est ici ce que l’intelligence comprend, et rire du mécanique revient à une façon de comprendre le mécanique. Dès que nous sommes émus, dès que nous sympathisons, nous ne rions plus. Or aucun siècle n’a mis plus haut que le XVIIe les valeurs d’intelligence. La philosophie qu’il a produite, le cartésianisme, est à la fois un intellectualisme et