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LE BERGSONISME

page élégante sur ce charme de la rêverie, son abondance de possibles contradictoires et suspendus.

Pour être artiste, il faut passer par la rêverie, mais il faut surtout savoir en sortir. Il faut organiser les possibles en un monde, qui devient aussi réel, et plus réel, que l’autre. La rêverie est le plus bas degré de l’art, comme la liberté d’indifférence est, pour Descartes, le plus bas degré de la liberté. Au-dessus de la rêverie il y a la construction, comme au-dessus de l’indétermination il y a la détermination volontaire. En bref on pourrait dire que l’art consiste à transformer le pouvoir réflecteur de l’artiste en le pouvoir réflecteur de l’œuvre.

Le pouvoir réflecteur de l’artiste s’exprime par la délicatesse des perceptions réelles que lui fournissent ses sens et par la richesse des perceptions possibles en lesquelles s’étale sa rêverie. « Être artiste », dans le langage courant, c’est à peu près cela : l’amateur, le dilettante, compose le terreau, ou, si l’on veut, l’atmosphère de l’art. Mais si la perception ordinaire mesure le pouvoir réflecteur du corps, ce pouvoir réflecteur à son tour mesure le pouvoir d’action du corps. Pouvoir d’une action qui peut être d’ailleurs indéfiniment différée (Stuart Mill explique en partie la perception par ce fait que l’esprit humain est capable d’expectation). Lorsque la perception esthétique ne se perd pas en action indéfiniment différée, lorsqu’elle devient facilement action réelle, nous avons le grand artiste créateur. L’action de l’homo faber produit une chose, un objet, ici l’œuvre d’art. L’homo faber transmet à l’outil, à la machine, son pouvoir d’action, mais il transmet à l’œuvre d’art son pouvoir réflecteur. Le caractère de l’œuvre d’art peut appartenir aux réalités les plus humbles, à un panier ou à un vase d’argile ; il ne peut guère appartenir à un outil, si parfait et si délicat soit-il. On conçoit peu un beau vilbrequin, une belle herminette, un beau fil à plomb. Mais on attribue fort bien la beauté à une machine : à un rouet, à un bateau, à une automobile. C’est qu’une machine a déjà un pouvoir réflecteur, en ce sens qu’elle nous suggère une réalité vivante autonome. Le pouvoir réflecteur d’une belle automobile de course va presque aussi loin, pour un homme d’aujourd’hui, que celui d’un péristyle pour un Grec ou d’une coupole pour un homme de la Renaissance. Elle réfléchit une possibilité de mouvement, à la manière dont l’architecture religieuse réfléchissait une possibilité de communication entre l’homme et la divinité. Réflexion d’une possibilité de mouvement analogue.