Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/77

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
63
LE MONDE QUI DURE

moment où le corps de marbre ou de bronze semble plus intéressant, plus riche, plus fécond que le corps de chair, où celui-ci n’est plus que le prétexte et la matière de celui-là. Et, bien que le corps de chair soit celui d’un être vivant et que le corps de marbre soit fait de matière brute, nous reconnaissons du premier au second un passage de la matière à l’esprit, le mouvement de ce qui en fait plus à ce qui en dit plus. Lorsque le langage courant parle de l’« objet aimé », il s’exprime avec justesse. Le corps qu’on aime d’amour devient objet par la même projection qui découpe les objets distincts dans la matière. Le contour de l’objet n’est pas en effet dessiné dans la matière, qui est interaction universelle, il est dessiné par le faisceau de lumière que nous braquons sur la matière, et par le repérage de notre prise possible sur elle. Les animaux, dit M. Bergson, n’étant pas mécaniciens, ne découpent probablement pas la matière comme nous, la découpent sans doute beaucoup moins. Mais les animaux de chaque espèce découpent assurément, par l’instinct sexuel qui leur est commun avec nous, la vie de leur espèce, comme nous découpons nous-mêmes celle de la nôtre, selon les lignes d’une prise sexuelle possible. Les contours que l’intelligence donne aux objets dessinent sur eux la prise de l’homme fabricant d’outils, les contours que l’instinct donne aux êtres vivants d’une autre espèce se rapportent à la nutrition, comme les contours, d’ordre très différent, que l’instinct donne aux êtres vivants de la même espèce, se rapportent à la reproduction. Les lignes du corps féminin sont goûtées sensuellement, instinctivement, en tant qu’elles dessinent une prise possible. En retournant et en modifiant un mot de Stendhal, on pourrait dire que la promesse de volupté est la beauté pour ceux qui ne connaissent pas d’autre beauté, est déjà une beauté pour ceux qui la classent parmi d’autres beautés.

Les très anciennes statues humaines, comme celles qu’on a trouvées dans la vallée de la Vézère, n’ont sans doute pas, à proprement parler, une origine esthétique. N’appelons sculpture que l’art parfait réalisé à partir du VIe siècle par de purs artistes, comme nous appelons géométrie l’autre œuvre typique du génie grec. Le contour d’un marbre du Parthénon dessine-t-il, comme le contour d’un corps humain aimé sensuellement par le sculpteur, une prise possible ? Oui, mais une prise possible indéfinie par le regard, l’intelligence, la mobilité pensante de tout être humain, et non, comme le corps vivant, une prise possible définie, par la chair individuelle d’un être humain qui exclut nécessairement tout autre être humain, et qui met par consé-