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LE BERGSONISME

donné vient de sa toute-puissance sur ce point vivant isolé du tout de la vie. L’instinct n’est précis que dans la mesure où il coïncide avec cette puissance d’isolement. La connaissance intuitive de l’élan vital dans son tout dynamique ne saurait jamais être pour la philosophie une connaissance précise, — claire et distincte. Pour l’intelligence comme pour l’instinct il ne peut y avoir d’autre connaissance précise que la connaissance partielle. Et aucune connaissance n’est plus partielle que la connaissance mathématique, puisqu’elle ne retient de l’être que son extrait le plus nu. Mais précisément l’intelligence consiste à faire coïncider le caractère partiel de cet extrait avec son usage le plus universel. La précision y fonctionne comme l’interférence de la connaissance infiniment partielle et de la connaissance indéfiniment utile. La phrase célèbre de Condorcet sur le marin qui doit la vie à des observations astronomiques exactes faites deux mille ans auparavant par des mathématiciens qui ne soucient que de connaître, met en lumière les deux bouts de la chaîne et les anneaux qui les réunissent. La connaissance précise n’est pas une connaissance particulièrement valable pour l’action propre du mathématicien, mais une connaissance indéfiniment valable pour toute action d’un être vivant éloigné dans l’espace et lointain dans le futur. C’est ainsi que les mathématiques comportent une science telle qu’a tenté de l’établir Reuleaux, la science de toutes les machines possibles inventées par des êtres intelligents quelconques. Cette science, bien qu’infiniment générale, n’en demande pas moins une pureté de précision incommensurable avec l’approximation qui suffit, pour la conduite de sa machine, à un mécanicien de locomotive.

M. Bergson attribue une grande importance à l’acquisition par l’esprit humain, chez les Grecs, du sens de la précision. Il en a même fait le sujet d’un cours au Collège de France. Ce sens de la précision aurait fort bien pu ne pas apparaître, et l’humanité aurait pu s’en passer. M. Bergson s’est demandé un jour, dans une lecture faite à la Société pour les recherches psychiques, ce qui serait arrivé si la science à ses débuts s’était tournée vers l’esprit au lieu de se tourner vers la matière, si Copernic, Galilée, Newton, avaient été des psychologues, si la connaissance essentielle avait consisté dans l’intuition de l’esprit par l’esprit. Et il estime qu’après tout ce n’était pas désirable. Ce royaume de Dieu, ce monde bergsonien eût présenté de graves désavantages. L’esprit humain a contracté dans les sciences de la matière le bienfait de la précision, « la rigueur, le souci de la preuve, l’habitude de distin-