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LE BERGSONISME

conscience, des centaines d’années. La physique crée donc des intervalles de durée là où la perception n’en met pas. Inversement l’astronomie les supprime là où la perception les voit. « Toute prévision est en réalité une vision, et cette vision s’opère quand on peut réduire de plus en plus un intervalle de temps futur en conservant les rapports de ses parties entre elles[1]. » Ainsi prédire c’est encore ramener l’avenir au passé, détendre une perception en avenir revient à la projeter en un passé, si nous entendons par passé non la mémoire d’une conscience vivante, mais la réalité du fait accompli et la négation du fait s’accomplissant. De même que notre perception néglige d’un aspect de l’univers tout ce qui n’intéresse pas notre action possible, de même la prévision astronomique néglige d’un système tout ce qui n’intéresse pas le calcul, tout ce qui est durée : elle convertit la succession en simultanéité. Elle suppose que ce système n’a pas d’histoire, c’est-à-dire que ce système n’est pas l’univers, mais une coupe pratique et abstraite sur l’univers. L’histoire exclut la prévision aussi rigoureusement que l’astronomie mathématique l’implique.

Un des principes essentiels de la métaphysique bergsonienne est celui-ci : Il y a des mouvements réels. D’autre part le procédé qui permet la science positive consiste à remplacer ces mouvements réels, qui ont lieu dans une durée, par l’abstraction spatiale qu’est leur trajectoire. La science ne porterait donc que sur des symboles du mouvement réel. Mais ces symboles gagnent toujours en délicatesse, en rigueur, en vérité objective, vérité d’un ordre d’ailleurs tout différent de la réalité qu’il y a dans les mouvements. Plus les considérations de mouvement s’introduisent dans la science, plus il devient nécessaire de maintenir la distinction entre les mouvements abstraits qui sont des idées de la science et ces mouvements réels que sont les pulsations de la vie. La question en est arrivée à son point aigu, et aussi à une véritable concentration de clarté, avec les découvertes einsteiniennes, avec cette confrontation du bergsonisme et de la théorie de la relativité restreinte qu’est Durée et Simultanéité. Le vieux problème zénonien a rebondi. Des temps fictifs, susceptibles de calcul, ont été introduits dans la physique, dans le monde où la physique existe. Mais le monde de la physique n’est pas plus le monde du physicien que le monde des arguments zénoniens n’était le monde de l’individu Zénon.

  1. Essai, p. 150.